Prologue

C’était une constante de l’homme face à la mort.

Au crépuscule de chaque vie, il y avait cette inaltérable quête de rédemption.

Dans la petite paroisse de Loix-en-Ré, le père Barnier allait une fois de plus en faire l’expérience. Cet homme d’église de soixante-six ans avait accompagné tant de mourants sur le chemin de l’au-delà, tenu tant de poignes entre ses mains, senti tant de forces se déliter tel le sable fuyant entre les doigts.

Plus que tout autre, il le savait.

À l’ultime seconde, le fardeau d’une existence rattrapait toujours son porteur.

Avant que la vie ne finisse par s’évaporer dans un souffle.

Ce jour-là, le prêtre était occupé à préparer sa prochaine homélie dominicale lorsqu’il perçut le frottement de la porte d’entrée de l’église sur le dallage de terre cuite.

Il se hâta de quitter la sacristie pour regagner la nef. Un jeune garçon était planté là, au milieu de l’église. Il lançait des regards dans tous les coins comme un animal apeuré. En remarquant la grande croix face à lui, il bafouilla un signe de croix que sa mère lui aurait sûrement fait refaire.

— C’est toi Pierrick ? demanda le prêtre. Que se passe-t-il ?

— Maman m’envoie vous chercher ! répondit l’enfant d’une voix étranglée. C’est monsieur Berti !

Une étincelle crépita dans l’œil du curé.

— Seigneur Dieu, j’arrive tout de suite.

Le père retourna dans la sacristie au petit trot. Il ouvrit l’un des tiroirs de son bureau et en sortit deux petites fioles qu’il glissa dans la poche de sa soutane. Puis il refit le chemin inverse pour rejoindre Pierrick.

Ils marchèrent d’un bon pas à travers les ruelles de la bourgade et ne mirent que quelques minutes pour arriver face à la maison de village que Jean-Claude Berti occupait avec son épouse. Une maison de pêcheur sur deux niveaux avec son entrée à même la rue et ses jardinières fleuries aux fenêtres.

Le prêtre entra et longea le couloir, saluant sobrement la femme qui patientait là, assise sur une chaise, et se tordait les mains de chagrin.

Puis il poussa la porte de la chambre et entra.

Il se signa.

Jean-Claude Berti, soixante-douze ans, encore gaillard six mois auparavant, luttait depuis quelques semaines contre un cancer du pancréas à l’issue fatidique.

Jocelyne, son épouse, était recroquevillée près du lit, ses mains jointes posées sur la couverture. Sous le coton tissé, le corps de son mari ressortait à peine.

— Paix à cette maison et à ceux qui l’habitent, dit l’homme de Dieu en s’avançant vers elle.

Elle leva vers lui un visage ravagé par les larmes où la résignation avait fini par figer ses traits comme sur un masque de cire.

Il s’approcha et se pencha à son oreille.

— Bonjour Jocelyne. Il va falloir me laisser seul quelques instants avec lui.

Il y avait de l’apaisement dans cette voix. Suffisamment pour que la femme se décidât à se lever, non sans lancer un regard de suppliciée à l’homme qui partageait sa vie depuis bientôt dix ans.

Celui-ci murmura quelques mots à peine audibles, mais l’intention fut comprise. La femme sortit de la pièce et referma la porte derrière elle. Avant qu’on ne l’entende s’effondrer dans les bras de sa sœur.

Le père Barnier posa sa main sur celle de Jean-Claude Berti.

Ses lèvres dessinèrent un sourire sobre mais lumineux.

— Ne vous inquiétez pas Jean-Claude, dit-il. Il est là, Il ne vous oublie pas.

Berti releva le menton, enfonçant sa tête un peu plus dans l’oreiller. Sa gorge émit un borborygme.

Le prêtre posa les deux fioles qu’il avait apportées sur la table de chevet. Puis il tira sa Bible de l’autre poche. Il enleva ensuite la croix de bois qu’il portait autour du cou et qui ne le quittait jamais et la glissa dans la main osseuse du malade. Il reprit l’un des flacons, l’ouvrit et, dans une gestuelle méthodique, dispersa quelques gouttes autour du malade et sur la croix.

— Purifiez-moi Seigneur et je serai pur, lavez-moi et je serai plus blanc que neige.

Le malade émit un nouveau râle.

Sa main se resserra sur la croix. Puis il essaya de parler à nouveau.

— Je… Je…

Le prêtre ouvrit la deuxième fiole. Il versa une goutte d’onguent sur son pouce.

— Le Seigneur vous prend sous son aile Jean-Claude, dit-il.

Puis il posa la pulpe de son pouce sur le front du malade et dessina le signe de la croix.

— Par cette sainte onction, que son immense miséricorde vous pardonne tous vos…

Berti releva alors la tête et transperça le père Barnier du regard. Des yeux exorbités, constellés de capillarités sanguines. Des yeux de mourant.

Il attrapa le prêtre par l’un des plis de sa soutane.

— Je dois… me… confesser, éructa-t-il soudain.

— Je vous écoute, dites-moi.

— Je... je mérite mon sort.

— Dieu ne vous juge pas, Jean-Claude.

— Écoutez-moi, souffla Berti. Je... Je n’en ai plus pour longtemps.

Le prêtre avança encore son oreille. Il sentit la main du malade trouver la sienne et la serrer du plus fort qu’elle le pouvait.

— J’ai... J’ai...

Comme pour l’aider à expulser son ultime confession.

— J’ai tué un homme.

Chapitre 1

Au début de l’année 2021, j’entrai en période de correction du manuscrit qui allait devenir mon futur roman. Mes premiers livres avaient plutôt été bien accueillis par la critique et par les lecteurs. On parlait même d’une adaptation télévisuelle pour l’un d’eux. Je commençais donc à entrevoir un futur moins fébrile dans le milieu de l’édition même si, on ne se le répétera jamais assez, rien n’était jamais acquis.

Ces esquisses de succès avaient été suffisantes pour attiser en moi un feu que rien ne semblait pouvoir désormais éteindre. Je savais enfin ce que je voulais faire et surtout ce pourquoi j’étais fait.

Écrire, écrire encore, écrire toujours.

L’année 2020 ayant été assez éprouvante, j’avais décidé de quitter l’atmosphère étriquée de mon deux-pièces parisien où peu de choses me retenaient pour aller passer quelques jours à Bordeaux, me ressourcer sur la terre natale de mon père où je conservais encore une bonne partie de ma famille. C’est là-bas que cette histoire a commencé. Et comme toute bonne histoire qui se respecte, elle a vu le jour en tournant les premières pages d’un livre.

J’avais pris mes quartiers dans un joli meublé, à deux pas de la porte Cailhau, une façon agréable de ponctuer mes séances de travail quotidiennes par quelques balades dans le centre historique de la ville et le quartier des quais. J’avais toujours apprécié Bordeaux pour son architecture, son espace et sa culture. Mais aussi pour les Bordelais que je trouvais chics et accueillants.

Un jour, c’était un mardi, j’avais rendez-vous avec ma cousine Aurélie pour boire un verre sur la place du Palais. Elle était déjà attablée lorsque j’arrivai, comme à ma fâcheuse habitude, avec une bonne poignée de minutes de retard.

— J’ai failli attendre ! dit-elle en feignant la colère alors que je prenais place face à elle. Laisse-moi deviner, tu étais encore plongé dans un de tes livres ?

— On ne peut rien te cacher. Vraiment désolé du retard.

Elle ne put réfréner un éclat de rire qui fit se retourner une jeune femme à la table voisine.

— Toi ? Désolé du retard ? Elle est bonne celle-là. Tu oublies à qui tu parles, ce n’est pas comme si je te connaissais d’hier. Allez, assieds-toi.

Aurélie en souriait encore tandis que je commandais une bière au serveur qui s’était approché.

— Je suis contente que tu sois venu aujourd’hui, continua-t-elle sur un ton plus intime. Tu es là depuis près d’un mois et on ne s’est vu que… Deux ou trois fois, non ?

— Je sais. Mais cela va changer. Mon roman est presque terminé. Je fais une dernière relecture avec quelques corrections avant de tout envoyer à mon éditrice. J’aurai plus de temps à te consacrer par la suite.

Elle leva le pouce de sa main droite.

— Ah, c’est génial ! On pourra enfin aller manger quelques huîtres sur le bassin d’Arcachon.

— Comme tu voudras.

— Cache ta joie !

— Non, non, c’est une super idée, vraiment.

— Tu n’es vraiment pas doué pour mentir tu sais ? Bon, ce n’est pas grave, on trouvera bien autre chose à faire. Et puisque tu parles de ton livre, il me tarde de le lire ! Il sort quand ?

— En avril. Le premier.

— Ce n’est pas une blague j’espère ? dit-elle avec un sourire jusqu’aux oreilles.

— Ah tiens, personne ne l’a jamais encore faite celle-là.

— Oh ça va ! Qu’il est rabat-joie ! Bon en tout cas ce sera parfait pour l’été ! Il y a une histoire d’amour en plus dedans d’après ce que tu racontais l’autre soir au restaurant.

— C’est ça. Mais aussi un peu de suspense quand même, on ne se refait pas.

— Ma copine Vanessa aussi m’a dit qu’elle allait l’acheter dès sa sortie.

L’expression de mon visage dut trahir le fait que je ne me rappelais absolument pas qui était cette Vanessa.

— Mon amie qui était au restaurant avec nous, ajouta Aurélie en faisant la moue.

— Ah, oui, oui.

— Tu te souviens d’elle ?

— Bien sûr.

— Mon Dieu, tu n’es vraiment pas doué. En tout cas elle, elle se souvient de toi.

— Ah oui ?

Elle me fixa d’un œil inquisiteur.

— Sébastien, arrête deux minutes. Elle a passé la soirée à t’écouter parler comme si tu étais Dieu le père. Alors soit tu fais marcher ta cousine préférée et ce n’est pas très sympa. Soit tu n’as rien remarqué du tout et c’est encore pire que ce que je pouvais imaginer.

Je pris une gorgée de café avant de répondre. Je voyais venir Aurélie de loin. J’avais déjà longuement hésité avant d’accepter ce dîner en compagnie de son conjoint et de l’une de ses meilleures amies, « une fille géniale, tu verras ! » Ce genre de soirée mettait toujours une pression supplémentaire là où les choses devaient au contraire se faire de façon naturelle.

— C’est le côté écrivain qui captive comme ça. Généralement ça s’estompe aussi vite que ça a commencé. Les gens pensent que nous avons une existence exaltante, toujours assis à une terrasse de café à observer la nature humaine. En réalité, j’ai une vie plutôt chiante et monotone. Je me lève, j’avale deux cafés et j’écris. Et je ne vois pas grand monde.

— Justement elle m’a demandé si tu voyais quelqu’un.

— En ce moment, non.

— Et ?

— Et quoi ?

— Ben, je ne sais pas, tu veux la revoir ? Elle est plutôt sympa Vanessa, non ? Et mignonne aussi…

— Oui, oui très sympa... Mais tu sais...

— OK, je vois, n’en dis pas plus.

— Écoute Aurélie, c’est très gentil de vouloir me trouver quelqu’un, vraiment. Mais ces rendez-vous arrangés, je n’y crois pas trop.

— Ce n’est pas difficile pourtant. C’est bien mieux que de t’inscrire sur une appli comme Meetic.

— Justement je ne m’y inscris pas, dis-je en riant.

— Je me demande bien ce que je vais pouvoir faire de toi, souffla-t-elle en levant les yeux au ciel.

— Alors ça, tu n’es pas la première à me le dire.

— Seb, je suis sérieuse. J’ai l’impression que le peu de fois où on se voit, tu es là sans y être. Tu as toujours cet air préoccupé. Parle-moi, quelque chose ne va pas ?

— Non, je te garantis que tout va bien. Ne te fais donc pas autant de souci. C’est sûrement la période.

— Elle a bon dos, la période.

Elle but une gorgée de sa boisson et nous restâmes en silence quelques instants, à nous laisser bercer par le bruissement de la ville tout autour de nous.

Soudain, elle reposa son verre sur la table dans un geste brusque. Elle semblait prise d’une agitation irrésistible.

— Je sais où je vais t’emmener, dit-elle en tirant un billet de vingt euros de son portefeuille et en le glissant sous la coupelle qui contenait la note.

Elle ne me laissa même pas le temps de la répartie et me prit par le bras pour traverser la place d’un pas rapide et m’entraîner dans une rue adjacente.

— J’ai eu ce type comme patient il y a quelques mois. Il tient une petite librairie dans le coin, une vraie caverne d’Ali Baba. Toi qui écris, ça va forcément te plaire. Et puis cet homme est un puits de science ! Une fois que tu as commencé à discuter avec lui tu y reviens toujours !

— Tu me vends bien l’article en tout cas, dis-je en souriant devant tant d’enthousiasme.

— Et qui sait, tu y trouveras peut-être un livre qui t’intéresse. Allez, on se dépêche, je dois passer voir un patient dans pas longtemps !

Nous battîmes les pavés d’un bon pas avant de déboucher au bout de quelques minutes dans une ruelle encore plus étroite que les autres. Un Bordeaux reculé et presque confidentiel qui cohabitait, comme c’était le cas dans bon nombre de métropoles, avec le faste et l’opulence du centre-ville à quelques mètres de là.

Les façades en briques apparentes étaient marquées par des décennies d’absence de ravalement et les fenêtres des habitations en rez-de-chaussée étaient toutes pourvues de barreaux à la peinture écaillée.

Aurélie me désigna une petite échoppe de l’index, coincée entre une boutique de retouches de couture et un magasin de jouets en bois pour enfants. Je me demandai laquelle des trois fermerait la première, tant l’endroit me paraissait déserté par toute logique commerciale.

La vitrine de la librairie était à peine aussi grande qu’une porte-fenêtre. Elle exposait quelques classiques de la littérature française mais aussi des romans plus récents. Un petit carton, calligraphié de la main du libraire, était maintenu à l’aide d’un trombone sur les couvertures de certains d’entre eux. Jusque-là, rien de surprenant, tous faisaient la même chose et prodiguaient ainsi leurs conseils de lecture. Mais celui-ci ne mâchait pas ses mots. « À lire pour être un peu moins con », « La meilleure façon de dépenser vingt euros », « Ouvrage commercial mais il faut bien faire vivre votre libraire »… Cela changeait des sempiternels « coup de cœur » et « pépite » et piqua mon intérêt. J’emboîtai le pas de ma cousine tandis que le carillon de la porte d’entrée tintait au-dessus de nos têtes.

Aurélie n’avait pas menti. L’intérieur était une véritable mine du Roi Salomon pour qui était amateur de littérature. Les rayonnages étaient si fournis que les livres en débordaient presque. Certains regorgeaient d’éditions anciennes qui auraient fait le plaisir de quelque collectionneur boulimique. Il émanait de l’endroit cette odeur caractéristique de vieux papier, de vanille et d’amande, véritable marqueur de ces librairies à l’ancienne désormais en voie d’extinction.

Mon regard s’égara sur une étagère toute proche et, joignant le geste à la contemplation, j’attrapai l’un des ouvrages qui s’y trouvait. Une édition de Vingt ans après d’Alexandre Dumas dont le nom avait été embossé sur la reliure de cuir. Il était en superbe état.

— Édition originale Michel Lévy, fin XIXe. Je peux vous faire un excellent prix sur celle-ci.

La voix avait surgi de l’arrière-boutique en même temps qu’une silhouette longiligne. Le libraire, dont j’allais apprendre d’ici trente secondes qu’il se prénommait Jean Dorcheval, était un homme d’un certain âge (soixante-douze ans mais tu as vu comme il ne les fait pas ? me dira Aurélie lorsque nous quitterons la boutique) à la chevelure encore abondante et d’un blanc presque pur.

Il passa sa main sur sa moustache tout en venant à notre rencontre.

— Bonjour Jean, comment allez-vous ? Je vous ai amené mon cousin aujourd’hui ! Vous savez, l’écrivain ! Je vous en avais parlé.

Le visage du libraire s’éclaira.

— Ah ça oui et pas qu’un peu ! Je suis ravi de cette visite surprise, dit-il en me regardant droit dans les yeux. Je vous aurais bien proposé d’organiser une séance de dédicace mais je manque un peu de place, comme vous le voyez.

En effet, deux grandes tables mangeaient la majeure partie de la pièce. Les ouvrages s’y entassaient sous la forme de petites tours inégales telles des villes de papier. Nous discutâmes quelques minutes de littérature, de mes écrits mais surtout de la conjoncture qui était terrible pour les petits libraires indépendants.

— Si je n’étais pas propriétaire des murs, j’aurais déjà mis la clef sous la porte vingt fois. La situation est dramatique depuis le confinement de l’année dernière. L’activité n’était déjà pas bien folichonne, maintenant on touche le fond. Et on ne remontera pas.

— J’en suis désolé, dis-je en ne comptant plus les fois où j’avais entendu ce triste discours.

— Les statistiques montrent que les gens lisent toujours et c’est vrai. Mais ce sont juste quelques dizaines d’auteurs qui tiennent le marché, continua Dorcheval en désignant de l’index un présentoir près de l’entrée sur lequel quelques noms d’auteurs habitués à tutoyer les sommets des tableaux de ventes se détachaient. Le reste, c’est à la marge.

— Et ça vous attriste j’imagine ? Vous aimeriez que les lecteurs soient un peu plus curieux ? Qu’ils ne s’arrêtent pas aux têtes de gondole ?

— Moi ? Allons donc pas du tout, je m’en contrefiche. Chacun lit bien ce qu’il veut. Et j’adore certains de ces romans grand public, je ne lis presque plus que ça. Puis je les refile à ma femme et ça l’occupe (il rit). Quarante-trois ans de mariage que voulez-vous… Mais revenons-en à votre remarque. Vous voulez que je vous dise ce qui m’attriste ? Le problème de la littérature aujourd’hui, ce n’est pas Guillaume Musso comme certaines pseudo élites littéraires aiment à le pérorer, bien au contraire. Le problème c’est d’avoir inculqué l’idée à toute une génération que la facilité et le plaisir immédiat devaient primer sur tout le reste.

— Vous pensez à quoi ?

Il s’esclaffa.

— Mais à tout ce qui fait notre quotidien voyons ! Télévision, smartphones, internet, réseaux sociaux, Netflix et j’en passe. Le progrès a gavé nos cerveaux comme on engraisse des oies. La lecture est une porte ouverte vers un imaginaire d’une richesse folle. Mais c’est une course de fond qui nécessite un minimum d’investissement ! Aujourd’hui les jeunes s’essoufflent au bout de dix mètres. Enfin, je vais arrêter là avec mes discours passéistes ou vous ne remettrez plus les pieds ici.

Je lui souris tandis qu’Aurélie commençait à me tirer par le bras.

— Désolée de vous couper en plein débat mais je dois être dans vingt minutes chez une patiente, il faut que je file.

— Je comprends, dit le libraire. Revenez quand vous voulez. Ça m’a fait plaisir.

— C’est promis Jean !

Dorcheval nous salua d’un geste ample de la main et s’en retourna dans l’arrière-boutique. Je me promis de revenir le voir bientôt.

Chapitre 2

Ce fut chose faite une dizaine de jours plus tard. Alors que je passais dans le quartier, je décidai de rendre à nouveau visite à Dorcheval. Aurélie avait raison, notre première rencontre m’avait suffisamment intrigué pour me donner l’envie de revenir échanger quelques mots avec lui.

Je trouvai le vieux libraire en train d’agencer l’une des tables de sa boutique. Il tenait en main une feuille que j’imaginai être le bordereau de sa dernière livraison et qu’il avait recouverte de toutes sortes d’annotations au crayon de bois.

Lorsqu’il m’aperçut du coin de l’œil il m’ouvrit grand les bras.

— Oh le cousin écrivain, quelle bonne surprise ! Regardez un peu ce que j’ai là.

Il me désigna un petit carton rempli de livres. Je n’eus aucun mal à reconnaître les couvertures de ceux qui nageaient en surface, c’était celles de mes deux premiers romans.

— Je n’allais quand même pas passer à côté, votre cousine clame haut et fort que vous êtes un très bon romancier.

— Aurélie est toujours dans l’exagération.

— Je vais en lire un d’ailleurs. Lequel vous me conseillez ?

— Vous avez l’air d’être une personne pour qui la logique prime. Alors commencez par le premier.

— Vendu ! Allez, pour la peine, venez je vous offre un café.

La pièce attenante à la librairie était encore plus chargée que je ne l’aurais pensé. Les livres, entassés les uns sur les autres où encore rangés dans des cartons, recouvraient tout. Nous nous frayâmes un chemin jusqu’à une petite table sur laquelle un ordinateur portable d’un autre temps était ouvert. Juste à côté, sur un plan de travail collé à son évier, se trouvait une machine à café que Dorcheval alluma. Il retira le percolateur pour y tasser deux généreuses doses de grains moulus tandis que le voyant lumineux battait la mesure. De l’unique fenêtre, on apercevait les jardinières fleuries qui bordaient l’intérieur d’une cour silencieuse sur lesquelles le soleil dardait ses rayons de fin de matinée.

La pièce dans laquelle nous nous trouvions peinait à affirmer sa fonction première. La kitchenette installée sous la fenêtre lui aurait bien donné des allures de cuisine mais l’amoncellement de cartons et de livres plongeait l’endroit dans un foutoir pas possible. C’était d’ailleurs l’impression générale que m’avait donnée la librairie. Néanmoins, quelque chose émanait de Dorcheval. Cet homme me semblait bien plus complexe que l’image de soixante-huitard grande gueule et débonnaire qu’il se plaisait à cultiver.

Mon regard glissa sur les piles de livres qui attendaient de trouver leur place sur un étal ou qui seraient malheureusement renvoyés à l’éditeur, faute d’avoir trouvé preneur. Au pied de la table (ou plutôt de la large planche posée sur deux tréteaux) qui supportait l’essentiel des ouvrages, je fus intrigué par deux cartons posés à même le sol. Le rabat de l’un d’eux était ouvert et je pouvais apercevoir la couverture de l’ouvrage qu’il contenait. Elle était d’un blanc pur, simple et élégant, ornée d’un panorama maritime peint comme une aquarelle. La mer à perte de vue, et une petite étendue de terre en premier plan qui surplombait le littoral. Au loin, sur un rivage presque évanescent, on distinguait une bâtisse. Un phare, peut-être. Le titre de l’ouvrage se détachait de ce spectacle en lettres calligraphiées d’un rouge sanguin.

Le Temps d’un été.

Le bruit de la tasse posée sur la table me fit détourner le regard et revenir vers Jean Dorcheval qui prenait place face à moi.

— Vous voyez qu’on ne chôme pas ! La production littéraire est plus vivace que jamais !

— À se demander d’ailleurs comment les lecteurs s’y retrouvent.

— Exactement ! Le choix du packaging, mon ami, est une constante primordiale. Une couverture peu ordinaire, un titre aguicheur et mystérieux, c’est aujourd’hui indispensable. Mais attention, pas trop de mystère non plus, il est nécessaire que le lecteur se sente aussi en terrain presque connu. Vous voyez la nuance ? Il faut ensuite que la quatrième de couverture enfonce le clou et transforme l’essai. Quelquefois, c’est même elle qui rattrape tout le reste.

— Vous parlez comme un publicitaire parisien.

— Dieu m’en préserve ! Mais je ne vais pas non plus nier la réalité de mon métier. Il y a tellement de titres aujourd’hui ! Comme vous le disiez, le lecteur lambda s’y perd. Et il finit par se replier sur les valeurs refuges qui occupent le devant de la scène. Au moins, pense-t-il, je ne prends pas de risque.

— C’est tout à fait vrai. Et terrible pour les auteurs moins connus qui souhaitent émerger.

— Mais la littérature est à l’image de la vie, mon ami. Terrible !

Il me donna une tape sur l’épaule en riant.

— Allons donc, je suis sûr que votre prochain opus trouvera son nombre de lecteurs et sera un best-seller. Vous lancerez peut-être même un courant ! Regardez tous les romans qui se sont appelés « La fille de quelque chose » après le succès de cette jeune anglaise. Ils en ont même fait un film.

— Vous parlez de Paula Hawkins ? Elle en a vendu plus de dix millions, je comprends qu’elle ait pu créer une mode. Mais on touche à l’extraordinaire là.

— Pour réaliser une chose extraordinaire, commencez donc par la rêver. Qui a dit cela d’après vous ?

— Je n’en sais rien. Mais cela pourrait très bien sonner comme du Paulo Coelho, non ?

Sa moustache s’étira tandis qu’il secouait la tête.

— Walt Disney. Et en matière de rêves devenus réalités, y avait-t-il meilleur expert que lui ? Tenez, regardez ! Encore une preuve que tout peut arriver.

Il se leva d’un trait et fila jusqu’au carton ouvert sur lequel mon attention s’était posée quelques minutes auparavant. Il en sortit un des livres et me le tendit.

— Je vous ai vu le regarder tout à l’heure. C’est la nouvelle bombe littéraire de cette année. Le représentant m’a tenu la jambe pendant une heure, j’ai fini par en commander une cinquantaine. Pour une boutique de la taille de la mienne, je peux vous dire que ce n’est pas rien. Mais je suis joueur. Vous en avez sûrement entendu parler. Il a déjà dépassé le demi-million de ventes outre-Manche. Il faut dire qu’ils en ont mis partout apparemment. Inutile de vous dire que le tout Hollywood est déjà sur le coup pour une adaptation cinématographique. Les Anglais l’ont eu pour Noël, il sort chez nous demain.

— Incroyable ! dis-je en prenant le livre. Non, cela ne me dit rien mais je suis souvent dans ma bulle lorsque j’écris, vous savez. Je loupe pas mal de choses.

Et en effet, j’avais manqué « La nouvelle révélation britannique » comme l’annonçait fièrement le bandeau rouge en précisant le nombre pharaonique de ventes déjà réalisées. Je devais bien reconnaître que je n’avais entendu parler ni du roman, ni de son auteure L. J. Dexley. Mais quelque chose me parlait dans ce titre, dans cette couverture qui ne présentait rien que la mer et ce phare perdu au loin.

Comme s’il avait lu dans mes pensées, Dorcheval continua.

— La jeune fille est apparemment d’une discrétion absolue. Personne ne l’a jamais rencontrée, elle ne donne que des interviews téléphoniques, ne fait aucune télévision. Certains pensent même qu’elle n’existe pas, qu’il ne s’agit que d’un prête-nom. Moi je vous dis que l’éditeur joue diablement bien son jeu. Ils veulent en faire la nouvelle Elena Ferrante. Du mystère mon ami, toujours du mystère ! Qu’est-ce que je vous disais tout à l’heure ? Aujourd’hui le lecteur veut que l’histoire commence en dehors du livre !

J’acquiesçai d’un hochement de tête. Je ne pouvais nier que la présentation que me faisait Dorcheval de ce livre et de son auteure aiguisait ma curiosité. La quatrième de couverture allait dans le sens de ce que me disait le libraire. Un court extrait du roman était offert au lecteur en guise d’accroche. Accompagné d’une biographie de l’auteure aussi succincte que possible. Tout juste apprenait-on qu’elle résidait à Londres et que Le Temps d’un été était son premier roman.

— Je vous l’offre, dit soudain Dorcheval comme si cette décision relevait d’une simple évidence. Ce sera mon cadeau pour la sortie de votre prochain livre. Je vous souhaite le même succès que cette jeune femme. Ou même plus !

— Vous pensez que j’y trouverai une quelconque recette magique ?

— Bien sûr que non, il n’y a pas de recette magique. Vous le savez bien et je le sais aussi. Mais dans la littérature, comme dans la vie, tout est une histoire de rencontres et de symboles. Peut-être que le fait que nous ayons cette conversation le jour où je reçois vos livres en même temps que ce best-seller programmé en est un. Peut-être qu’un jour ce sera vous l’auteur que tous s’arracheront. Et j’offrirai alors votre plus grand succès à un jeune romancier en devenir. J’aime cette idée. La transmission, mon ami. La transmission.

— Cela fait beaucoup de « peut-être » mais en tout cas je le lirai, soyez-en sûr. Je vous remercie sincèrement de ce cadeau. J’en suis très touché.

En un sens, Dorcheval n’avait pas tort. Dans la vie comme dans les livres, tout est une affaire de rencontres.

Toujours.

Le soir, je m’installai sur le balcon de mon petit appartement baigné par la fraîcheur de ce début de soirée. J’ouvris le livre et commençai à en feuilleter les premières pages.

Bien sûr, à cet instant, j’étais loin de me douter jusqu’où cette histoire allait m’amener.

L’écriture se délia sous mes yeux dans une joyeuse harmonie, celle des mots qui trouvent leur cadence de façon naturelle, semblables à de petites touches musicales.

L’année 1938 était arrivée et avec elle, le vent nouveau de l’incertitude et du questionnement.

Dès les premières lignes, quelque chose me parla dans cette écriture. Il y avait ce ton d’une familiarité presque évanescente mais pourtant indéniable. Comme l’air d’une chanson enfantine bien enfoui au fond de votre tête. Une évidence se dégageait de ces premières phrases.

L’année 1938 était arrivée et avec elle, le vent nouveau de l’incertitude et du questionnement. À Saint-Geais-Sur-Mer, la vie n’avait pourtant pas dévié de la trajectoire en pente douce qu’elle suivait depuis près d’un demi-siècle. Saint-Geais, c’était avant tout une atmosphère.

Comme s’il était écrit que ce livre devait entrer dans ma vie.

Qu’il m’attendait.

Le Temps d’un été

L’année 1938 était arrivée et avec elle, le vent nouveau de l’incertitude et du questionnement. À Saint-Geais-Sur-Mer, la vie n’avait pourtant pas dévié de la trajectoire en pente douce qu’elle suivait depuis près d’un demi-siècle. Saint-Geais, c’était avant tout une atmosphère. Celle d’une petite commune séculaire battue par les vents marins, où les hommes n’avaient jamais rechigné au labeur.

L’origine de ce bourg breton remontait aux invasions barbares du VIe siècle, alors repoussées par Arthur Pendragon tout juste couronné roi des îles Britanniques et de Bretagne. Longtemps dévolue à la pêche, l’activité de Saint-Geais connut son tournant historique à la fin du XIXe siècle lorsque le millionnaire italien Alfredo Baratolli entreprit de transformer la petite ville en une station balnéaire où la bourgeoisie de l’époque aimerait à venir se délasser mais surtout à dépenser sans compter. Une grande plage de sable rose venu de Sardaigne fut aménagée en contrebas des roches de granit qui bordaient le littoral, deux restaurants ouvrirent dans le centre-ville, puis bientôt un troisième. Des courts de tennis en gazon anglais furent installés non loin du club house qui permettait l’accès à la plage privée ainsi que la pratique de toutes sortes d’activités. Mais le clou de cette entreprise survint en 1887 lorsque les premières pierres du Panoramique furent posées, tout au bout de la pointe du Corsaire. Baratolli avait rêvé cet hôtel comme le plus grand de la région, une bâtisse de six étages offrant le confort le plus moderne et qui se dresserait fièrement face à la mer tel un phare. Un véritable monument que l’on pourrait admirer depuis le pont des navires de plaisance qui longeaient la côte et qui serait la figure de proue de ce nouveau haut-lieu de villégiature française.

En cette matinée du 12 juillet 1938, Sir Alec Ridgeway remontait le sentier de la pointe du Corsaire avec une peine non dissimulée. Il s’arrêta quelques instants pour reprendre son souffle et essuyer son front à l’aide de son mouchoir. À soixante-treize ans, chaque pas perdait en souplesse ce qu’il gagnait en incertitude par rapport au précédent. Mais rien n’aurait pu empêcher Sir Alec Ridgeway d’effectuer sa promenade quotidienne. « Lorsqu’on ne bouge plus, c’est que l’on est mort » se plaisait-il à faire remarquer à son entourage qui s’inquiétait de ne jamais le voir s’économiser. Il huma une dernière fois l’air marin à pleins poumons, embrassa tout le littoral du regard. Au loin, quelques embarcations de pêcheurs fendaient les crêtes écumeuses pour revenir à quai décharger leur butin du jour. Une mouette ricana juste au-dessus de lui. Comment, se dit-il alors, aurait-il pu se sentir plus vivant qu’à cet instant ?

Au pied de l’entrée du Panoramique, l’un des pensionnaires qui sortait à cet instant le reconnut et le salua avec déférence tout en retenant la lourde porte vitrée. Ridgeway le remercia en soulevant son chapeau rond du bout de l’index. Le hall de l’hôtel n’avait rien perdu de sa superbe depuis le temps où l’établissement accueillait une clientèle renommée et exigeante. À cette époque, jusqu’à quatre grooms s’y succédaient en cadence dans un cérémonial qui n’avait rien à envier au Savoy ou au Carlton. Mais la Grande Guerre avait eu des effets désastreux sur la région et son attractivité. Plus de la moitié de la population masculine réquisitionnée n’était jamais revenue. Quant aux survivants, beaucoup n’étaient plus en état d’assurer le maintien d’une quelconque activité économique que ce soit. Les années vingt, qui virent le retour de la clientèle britannique dans la petite station balnéaire, auraient pu changer la donne et amorcer une reprise durable. Mais la crise de 1929 balaya toutes les espérances de redonner à Saint-Geais son essor d’antan. En 1930, l’hôtel fut déclaré en faillite et en 1932 la mairie décida de le mettre à la vente pour une somme symbolique. Les caisses municipales ne permettaient pas de racheter le Panoramique, encore moins de le restaurer dans son intégralité. Ce fut madame Brunet, l’ancienne gouvernante de l’établissement, qui décida de se lancer dans l’aventure. Elle acheta l’établissement et hypothéqua tous ses biens pour pouvoir en financer les travaux de rénovation. Le Panoramique fut ensuite rouvert en tant que pension de famille, un statut bien plus humble que celui qui avait fait sa réputation.

Ridgeway accrocha son manteau à l’entrée et se dirigea vers la salle commune, juste à gauche de la réception, là où le petit déjeuner était servi à compter de sept heures trente précises. Il tira sa montre à gousset de la poche de son gilet. D’ici une douzaine de minutes, madame Brunet ferait son entrée dans la pièce et proposerait aux pensionnaires déjà installés à leur table le menu du jour (qui ne variait guère en semaine) : œufs coque avec une tranche de lard, confiture sur pain de seigle et café ou thé de Ceylan. La commande serait vite passée, à cette heure ils étaient peu nombreux pour admirer la vue que les baies vitrées offraient aux regards émerveillés : la mer, rien d’autre que la mer et cette sensation, unique, de flotter sur l’eau.

Mais si ce panorama à couper le souffle valait à lui seul toutes les matinées sans sommeil de la terre, c’était autre chose que Sir Alec Ridgeway venait retrouver ici chaque jour. Il détacha son regard de l’étendue bleue scintillante pour fouiller la salle de façon plus méticuleuse et il la trouva là, assise à sa table habituelle, celle qui était la plus excentrée du coin repas pour ne pas gêner les pensionnaires par sa présence. Elle était absorbée par la lecture du journal du jour et consignait, de temps à autres, quelques notes sur ce carnet à la reliure de cuir qui ne la quittait jamais. Ridgeway avança de deux pas, se demandant si elle l’avait entendu entrer. Comme pour répondre à son interrogation, la jeune femme leva le visage et lui adressa un lumineux sourire.

— Sir Alec, bonjour !

— Bonjour à vous Miss Julie, répondit le vieil homme dans un français parfait.

— Comment allez-vous aujourd’hui ? Votre marche matinale a-t-elle été propice à une réflexion sur un nouveau roman, une nouvelle enquête ?

La fine moustache de Sir Alec Ridgeway s’étira. Où qu’il aille dans le monde, les mêmes questions ne manquaient jamais de revenir encore et encore. Êtes-vous en train d’écrire un nouveau roman ? Verra-t-on un jour une nouvelle enquête du détective Basile Compère, son personnage phare auquel il avait dédié huit livres, sur les tables des librairies ? Il avait beau ne rien avoir publié depuis près de deux décennies c’en était ainsi ; pour tous il restait un romancier qui n’avait pas encore fait le tour de la question, une plume en perpétuel devenir. Lui savait bien que ce n’était pas le cas. En règle générale il se contentait d’éluder la question par une pirouette dont il avait le secret. Mais face à miss Julie, sa chère Julie, il ne pouvait pas porter le même masque dont il s’affublait en société.

— Ces promenades le long de la pointe sont une véritable cure de jouvence pour le corps et l’esprit ma chère. En revanche je crains bien qu’elles soient impuissantes à faire repartir une mécanique grippée depuis fort longtemps. L’écriture est une compagne capricieuse.

Julie arbora une mine profondément attristée.

— Quel dommage, je n’aie lu que trois de vos ouvrages mais je les ai tous trouvés fort intéressants. Ces enquêtes sont vraiment passionnantes. Lorsqu’elle m’a donné vos livres, maman m’a d’ailleurs dit que vous aviez été enquêteur vous-même. Elle m’a dit : « Toi qui ne jures que par Sherlock Holmes et Rouletabille, lis donc les romans de Sir Ridgeway. »

— Je sais que vous aimez les enquêtes policières.

— Oh, je ne lis que ça, au grand dam de maman qui ne jure que par les grands classiques.

— Votre mère est une sainte, mon enfant, ajouta le vieil écrivain en riant. Et vous êtes sa digne descendance. Nulle autre personne qu’elle n’aurait pu rendre au Panoramique un peu du lustre de sa vie d’antan.

— Vous connaissiez l’hôtel du temps de ses belles années, n’est-ce pas ?

Pour toute réponse, Sir Alec Ridgeway leva sa canne à l’horizontale et pointa une table face à lui.

— En 1891, dit-il, j’étais assis ici-même avec mon vieil ami Arthur (Conan Doyle précisa-t-il en observant la réaction de sa jeune interlocutrice). Tout le gratin britannique se pressait alors sur la côte bretonne pour séjourner dans ce lieu à nul autre pareil. Un hôtel construit sur une avancée de terre, surplombant la mer tel le plus flamboyant des phares et tourné vers les côtes anglaises, que pouvions-nous trouver de plus inspirant, nous autres jeunes écrivains ? Et c’est à cette table qu’Arthur m’annonça qu’il songeait à faire mourir Sherlock Holmes. Vous vous rendez compte ! Après seulement quatre années de bons et loyaux services ! Mais la pression populaire était telle qu’il sentait bien que son personnage lui échappait déjà complètement. Et qu’il cannibalisait toutes ses autres activités.

La jeune femme sursauta sur sa chaise.

— Mais Holmes est pourtant bien revenu après être tombé dans les chutes du Reichenbach avec Moriarty ! Il y a eu d’autres histoires ! Le Chien des Baskerville ! La Vallée de la peur !

— Je vois que vous connaissez vos classiques, jeune fille. En effet, Arthur a pu prendre le temps nécessaire pour remettre de l’ordre dans sa vie, organiser son activité de médecin comme il l’entendait. Et retrouver l’envie d’écrire et de continuer avec son personnage fétiche.

— Cela veut dire que vous aussi vous pouvez le faire, vous pouvez écrire un nouveau roman en profitant du cadre magnifique du Panoramique ! Vous l’avez dit vous-même, qu’y a-t-il de plus inspirant ?

Ridgeway ne sut que répondre. Il était touché par l’enthousiasme de cette jeune femme qui, du haut de ses dix-neuf printemps, débordait de confiance et de certitudes. Pour elle, il semblait fort que les gens n’entamaient jamais leur capital réussite, qu’ils pouvaient ad vitam réaliser les belles choses qui avaient jalonné leur vie et fait leur réputation. Comme si le temps pouvait à l’envi suspendre son œuvre.

— On ne peut pas retourner le sablier, jeune fille. Je ne suis plus l’écrivain ni même l’homme d’il y a trente ans. À mon âge, la sagesse est de savoir se contenter de ce que la vie m’a donné.

— Je comprends, répondit Julie en baissant les yeux sur le journal qui était ouvert sur la table. Un article couvrait l’intégralité de la double page. Le titre était en caractères suffisamment gros pour que Ridgeway puisse le déchiffrer de là où il se trouvait : « Après l’Autriche, Hitler va-t-il ordonner l’annexion des Sudètes à l’Allemagne ? »

La jeune fille replia le journal, se leva et rangea la chaise sous la table. Lorsqu’elle passa près d’Alec Ridgeway, elle lui adressa un nouveau sourire dans lequel le vieil homme ne vit qu’une profonde mélancolie.

— C’est dommage, dit-elle d’une voix douce. La littérature, c’est ce qui nous permet de nous évader dans les moments difficiles. C’est une liberté essentielle.

— Vous avez tout à fait raison. Et fort heureusement, je ne suis pas le seul de mon espèce.

Elle sourit.

— Je vais m’installer au salon-bibliothèque, ajouta-t-elle. M’y retrouverez-vous en fin de matinée ?

Ridgeway acquiesça en la saluant.

— C’est un rituel auquel j’entends bien rester fidèle.

Cette après-midi-là, Sir Alec Ridgeway réfléchit longtemps aux moments qu’il avait passés avec Julie. Depuis toutes ces années qu’il venait au Panoramique, il avait déjà ressenti à quel point cette jeune fille était différente. Elle portait une véritable flamme en elle.

Mais aujourd’hui, quelque chose d’autre était arrivé.

Quelque chose qu’il ne pensait plus être en mesure d’éprouver depuis longtemps.

Elle lui avait insufflé de l’inspiration.

Alors, une fois de retour dans sa suite, il alla s’installer au bureau face à la fenêtre. Puis il sortit son stylo plume de son étui.

Et pour la première fois depuis des décennies, il se mit à écrire.

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