Prologue

J’ai l’habitude de vivre dans l’ombre.

Aujourd’hui, c’est volontaire : j’ai choisi un interstice entre deux cabanes de chantier pour observer la fenêtre éclairée du deuxième étage. Une silhouette transperce à nouveau le rectangle de lumière du salon ; je patiente encore quelques minutes pour m’assurer que le propriétaire des lieux est seul ce soir.

Le visage caché par ma large capuche, je traverse la rue déserte et je compose le code que j’ai glané la veille. Dans les escaliers, je vérifie par réflexe que le couteau est toujours en place sous ma ceinture. Si tout se passe comme prévu, il se teintera de carmin dans un instant.

J’attends ce moment depuis tant d’années…

Chapitre 1

Charlotte, janvier 2018

Je crois que le déclic s’est produit aujourd’hui.

Je me suis arrêtée quelques minutes au milieu du dédale souterrain de la Défense, comme assommée par la masse grouillante, suscitant ainsi quelques regards noirs, des soupirs ennuyés et une insulte fleurie. Si j’ai noté à plusieurs reprises les fragrances nauséabondes des transports en commun par le passé, c’est plutôt la rivière humaine qui attire mon attention ce matin.

Pour la première fois, je constate qu’elle est douée d’une vie propre, et qu’elle charrie en elle un flot aux teintes muraille. Ni le strict twin-set beige, ni le costume gris posé sur une chemise bleu pâle, ni l’informe pull marron hors de prix ne me heurtent ; pourtant, tous ces affluents créent une onde boueuse et déprimante qui envahit les couloirs et les rames de métro, pour ensuite s’écouler vers les rues et les bureaux. Seules quelques jeunes femmes osent une jupe cerise, un chemisier bouton-d’or ou un long manteau tilleul, leur beauté juvénile les dispensant d’une adhésion trop rigoureuse aux standards du néant.

Pis encore, la conscience de mon appartenance à ce flux morne me tétanise et me répugne. Je m’observe alors, dégoûtée : je suis contaminée. Depuis combien de mois n’ai-je pas sorti les couleurs de mon dressing ?

Et cette mode terne ne corrompt pas que nos vêtements. Nos automobiles sont drapées d’une rhétorique bouffonne pour travestir ces gris malsains : hologramme, platine, shetland, éclipse, aluminium, hurricane, requin, perle, vapor, thorium, fluide, mativoire, bourrasque, reflet d’argent, titane, lunaire, mahoré, basalte, météore, cendre, abysse, atlas. La sémantique mérite-t-elle une telle débauche d’imagination pour illustrer un gris banal, moyen avec tant d’intensité ?

Comme je reprends ma progression, je remarque les discrets détails de l’envers du décor, dissimulés entre les néons clinquants et les vitrines illuminées : une porte de service dans un renfoncement, un vigile souriant au téléphone, un étroit corridor derrière un pilier, un boîtier de commande fixé au mur, un SDF qui compte ses piécettes…

Les couloirs pourraient me mener à quelques encablures de mon bureau, mais j’opte pour la sortie la plus proche. J’ai besoin d’une goulée d’air, même vicié. Je gravis les marches de l’escalier squalide une à une, tandis que l’escalator me dévoile une kyrielle de visages aux émotions neutres. Je débouche enfin sur le parvis : l’espace rend les déplacements moins oppressants ; si l’on s’éloigne des travées de passage, il est possible de contempler le flux, tel un chasseur à l’affût. Je demeure immobile, quémandant un écho : une déchirure dans la régularité du flot, une autre silhouette à un poste de guet, un éclat de voix au cœur de ce revif humain…

Rien ne résonne.

J’hésite à jaillir, à hurler pour briser cet enchantement qu’une Circé moderne aurait imposé à ces légions qui défilent sous mes yeux. Je sais pourtant que personne ne m’accorderait la moindre importance.

Résignée, je me décide à gagner mon lieu de travail, moins sereine qu’à l’accoutumée.

Chapitre 2

Zoé, samedi 3 mars

À mon départ, je ne lance même pas un regard à ma boîte aux lettres, bourrée de courriers de rappel. Je me promets de m’en occuper à mon retour : en un après-midi, je peux sans doute venir à bout de ma paperasse et m’offrir quelques semaines de tranquillité administrative. Lorsque mon téléphone vibre dans ma poche, je le dégaine comme une arme et le porte à mon oreille sans raccourcir mon pas :

« Je sais, je suis en retard. La forme, Bérénice ?

– Ne me plante pas sur ce coup : il sera là dans moins de vingt minutes.

– Qui cela ? »

Comme mon agent manque de s’étrangler, je mets fin au supplice :

« Tout cool… J’arrive, j’ai trois stations de métro et cinq minutes de marche ensuite. Je suis large !

– Oui, bien sûr. Je ne sais même pas pourquoi je perds mon énergie avec toi. Tu as une idée du temps que j’ai mis à te dégotter un fitting avec Olivier ?

– Rien du tout, c’est lui qui m’a demandée. Bon, je te laisse, je rentre dans la rame. À tout de suite ! »

Je ne suis pas souvent appelée pour les défilés : mon mètre soixante-treize me place plutôt dans le camp des petites, et mes jambes fuselées ont plus d’attrait pour les photographes ou les essayages-cabine que pour les podiums.

Sauf s’ils ont besoin de visages singuliers ou de silhouettes atypiques. Lors de la dernière Fashion week, la mode exigeait des Slaves glaciales et des Noires aux yeux de braise. Pendant cette période d’ordinaire faste, j’ai eu du mal à décrocher assez de contrats pour assurer ma pitance. Mais aujourd’hui, Olivier Rousteing envisage de me faire commencer le défilé Balmain au milieu d’une triade de filles aux corps d’oxymoron, son thème annoncé pour le printemps.

Je sors comme une tornade de la station Pyramides et je progresse sur le trottoir sans un regard pour les échoppes, les magasins de vêtements et les restaurants qui bordent l’avenue. J’évite les touristes qui baguenaudent en couple main dans la main, à la recherche du romantisme parisien qu’on leur a vendu sur écran. Les indigènes sont aisément reconnaissables : comme moi, ils affichent un mépris souverain pour les merveilles architecturales alentour et les mines enjouées des promeneurs. Sans ralentir, je tourne dans une petite rue pavée qu’une large chaîne noire sépare de l’artère principale. Des policiers armés de fusils d’assaut montent la garde devant un bâtiment officiel, indifférents aux deux beautés évanescentes qui effleurent le trottoir opposé. Je les suis à quelques mètres ; elles entrent dans la cour de l’hôtel particulier au bout de l’impasse, sous le regard impassible d’un colosse au costume impeccable. Le claquement de leurs stilettos s’estompe pour enfin disparaître lorsqu’elles franchissent le seuil de la bâtisse.

Je m’arrête devant le rétroviseur d’un 4 × 4 urbain, pour dompter mes mèches rousses qui ondulent avec un peu trop d’impertinence. Je décoche un sourire à la portière nacrée et je murmure : « C’est le moment de me comporter en fille… »

Commander Lame sur les lèvres