Le papillon de nuit qui se pose sur son avant-bras lui tire un sourire. Un maigre mouvement de ses lèvres pâles, qui chasse un instant son affliction. Elle pose un index glacé sur les ondulations marron de ses ailes. Il s’envole, s’élève au milieu d’un feuillage vert sombre plusieurs mètres au-dessus de son corps allongé sur le sol au milieu des racines, et se fait avaler par la brume. Le bras retombe et elle reste figée dans la contemplation du brouillard qui avance vers elle comme une bête prête à l’engloutir.
C’est une idée délicieuse que celle de disparaître dans cette blancheur cotonneuse. Elle l’imagine enveloppante et chaude comme une couverture, réconfortante. Qui apaisera les douleurs qui engourdissent ses membres depuis… Depuis combien de temps, d’ailleurs ? Elle ne sait plus. Ses pensées se délitent à mesure que la nuit avance. Une multitude d’images venues d’un temps où sa vie était encore pleine de promesses défilent sous son crâne douloureux. Des rires, le crépitement des branches dans le feu, les chansons au clair de lune. Elle se rappelle qu’elle se sentait bien. Et puis… elle ne sait plus.
Elle est ici depuis un long moment, c’est sûr. Car elle s’est endormie et réveillée plusieurs fois. Elle sait qu’elle a froid, qu’une migraine atroce lui laboure le crâne, que son ventre brûle et qu’elle a en bouche un goût amer. Celui de l’espoir qu’elle nourrissait ce matin encore – s’il s’agit bien de la même journée. Il s’est envolé lui aussi. Mais elle ne sait plus pourquoi elle est ici, ni pourquoi elle a si mal. Pourquoi elle se sent si mélancolique.
Un cri transperce le silence, assourdi, comme lointain, englouti par le brouillard. Puis des craquements retentissent autour d’elle.
« Il y a quelqu’un ? » voudrait-elle crier, mais les sons refusent de se former dans sa gorge.
Elle tire la tête en arrière. Sa nuque est raide, douloureuse. Elle tient la position quelques secondes, les yeux écarquillés, puis elle finit par se résigner et retombe sur le sol en respirant péniblement. Elle ferme les yeux. Elle ne peut plus bouger et c’est bien ainsi. Elle n’en a plus envie. Elle aimerait simplement sortir de ce corps, planer comme ce papillon, s’envoler légèrement. N’avoir à penser qu’aux battements de ses ailes, circuler librement entre ciel et terre. Le sifflement du vent dans les arbres lui fait rouvrir les yeux. À moins que ce ne soit un ricanement ? Elle peut presque voir le rictus méchant qui l’accompagne.
Un sanglot emplit sa gorge. Pourquoi rit-on dans son dos ? Pourquoi personne ne vient l’aider ? Pourquoi faut-il toujours qu’elle se batte seule ? C’était déjà comme ça, enfant. Elle se rappelle ses parents qui lui serinaient sans cesse que la roue tournerait un jour, qu’il ne fallait pas baisser les bras. La sienne devait être sacrément rouillée.
Une chouette hurle, elle pivote à peine la tête, cligne des yeux et finit par reprendre sa position initiale. Elle reste par terre un long moment, immobile, les yeux rivés à la blancheur étincelante qui a avalé le ciel et s’attaque désormais à la ramure des arbres. Elle soupire et laisse ses pensées s’y perdre et l’emporter partout et nulle part.
Au moment où son cœur renonce enfin, alors que le brouillard se pose au sol, elle se souvient. Le choc de la pierre contre son crâne, le poison, elle avait rendez-vous avec…
Ethel Green lève la tête vers le ciel une dernière fois. Il fait, chose rare à Hinsdale, un temps splendide pour ce début octobre et il ne serait pas contre en profiter un peu. Lézarder dans le beau jardin de Marysa Clarks, la femme chez qui il loue une chambre avec salle de bain sur le palier pour cinquante dollars la semaine. Une somme dérisoire pour une location avec petit déjeuner et dîner inclus. Ça aurait dû lui mettre la puce à l’oreille, ça lui aurait évité des tête-à-tête gênants. Il est plus doué pour les déductions d’habitude.
La proposition, un peu précipitée, que lui a faite Sanders Mills dans son bureau il y a deux mois de cela, lui a embrouillé les méninges. Faible taux de criminalité et un village où il fait bon vivre. C’est ainsi que son chef lui a vendu le lieu et le poste de shérif. Il n’a pas été dupe. On le mettait à l’écart, car il a tendance à trop l’ouvrir, à contester les décisions, à prendre des initiatives qui ne sont pas les bienvenues quand elles émanent d’un jeune flic. Mais contre toute attente, on lui permettait de rebondir. Il a alors entrevu son avenir sous des auspices plus reluisants qu’à Boston, où ses capacités se noyaient dans la masse des plus ou moins bons inspecteurs de police de la capitale du Massachusetts et où seule son insubordination le démarquait réellement. Devenir shérif à vingt-six ans était une opportunité qu’il ne pouvait refuser, lui ouvrant les portes d’un horizon plus glorieux, même si c’était dans un bled paumé au milieu de nulle part. Même s’il devait se farder pendant quelques années les crêpages de chignon entre voisins. Il a donc accepté sans réfléchir, avec un grand sourire même, en remerciant chaleureusement Sanders de sa confiance. Puis il a fait ses valises, a dit au revoir à ses quelques amis et a pris l’avion, l’esprit rempli de projets. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il a été bien naïf.
– Tu comptes rester planté là ? grommelle Karl Rosenberg en le doublant.
Ethel soupire, accorde un dernier regard au ciel et s’enfonce à la suite du shérif en chef sur le chemin de randonnée de Kay Wood Shelter. Ils entrent chacun leur tour sous la couverture sombre des arbres. Le ciel disparaît de leur champ de vision et l’humus qui tapisse abondamment le sol étouffe leurs pas. Le silence se fait autour d’eux, comme si la forêt absorbait toute vie en elle. C’est comme ça à Hinsdale, on a la sensation que la ville marque la frontière entre l’humanité et le règne végétal.
Ethel sent des petits picotements sur sa nuque, cette fichue forêt lui file la chair de poule. « On dirait qu’elle vibre », lui a fait remarquer sa logeuse en lui faisant faire le tour du propriétaire. Il secoue la tête. Non, on dirait qu’elle transpire. Une sueur moite et âcre qui vous colle à la peau et pénètre dans votre corps comme l’humidité dans les murs. Il agite de nouveau la tête pour chasser ses pensées et rejoindre Rosenberg qui l’a devancé sur le chemin escarpé. Une des premières choses qu’il a apprises ici, c’est qu’il ne faut pas faire attendre le vieux shérif.
Le pantalon de tweed de son chef s’accroche pour la troisième fois à l’un des buissons épineux qui segmentent le chemin. Il l’arrache d’un coup sec en râlant, mais Rosenberg râle toujours, et accélère encore le pas pour rejoindre la scène de crime, derrière un labyrinthe de pierres et de racines qui empêche de la localiser. Une belle planque, songe Ethel en avançant au trot. Au bout de deux ou trois minutes d’ascension, les deux hommes tombent sur une rubalise jaune plantée à la hâte entre les troncs. Seul petit point lumineux dans cette immensité de verdure neurasthénique. Et juste derrière elle, l’escouade du comté de Berkshire au grand complet.
Zucko Mirandi et Dany Pirel, un duo d’inséparables qui se substituent habilement à l’équipe scientifique, mitraillent consciencieusement la zone avec leur appareil photo. Les Laurel et Hardy du Massachusetts. Le premier frise le mètre quatre-vingt-dix pour cent kilos. Une carrure de rugbyman sans en avoir la passion. D’après ce qu’Ethel a pu en voir, lui, ce serait plutôt les gosses – il en a quatre pour le moment – et la pâtisserie. Les nombreux dessins d’enfants tachés de gras sur son bureau peuvent en témoigner. Un physique de gros dur avec un cœur de chamallow, loin de son compère, gringalet décharné qu’on pourrait croire malade. Ce serait une erreur. Ce que la génétique a loupé, Dany Pirel le compense en endurance et défie quiconque de le battre à la course. Régulièrement – ce qui a le don de fatiguer Ethel. Non pas que ce soit très utile à Hinsdale, mais les passions ne s’expliquent pas. En attendant, Starsky et Hutch se dépêchent de prendre en photo la scène de crime sous toutes les coutures pour libérer la place au médecin légiste.
Ou plutôt le seul médecin généraliste du coin, qui alterne à l’occasion entre les deux postes. John Eymer, un grand sec aux tempes grisonnantes et grand ami de Karl Rosenberg – ce qui ne facilite pas le contact non plus –, actuellement agenouillé à côté du corps pour relever les empreintes, gère son double emploi avec une aisance qui dépasse un peu Ethel. Les fonctions multitâches, encore une particularité d’Hinsdale à laquelle Ethel a dû s’habituer. Autant qu’au manque de moyens : quatre policiers à plein temps pour gérer une zone de soixante kilomètres carrés de plateaux verdoyants sur lesquels s’éparpillent mille neuf cents habitants. Et un homme pour les commander tous. Du moins dans son esprit mégalomaniaque. Weld attend qu’ils s’approchent et lève une main dans une esquisse de salut. Il ne bouge pas son postérieur du rocher sur lequel il l’a assis en arrivant avant eux. Il observe avec un air indifférent la scène et le cadavre qui gît au milieu de celle-ci, les mains croisées sur ses cuisses, serrant son téléphone qui ne le quitte jamais.
– Eh bien, mon cher, vous avez une drôle d’affaire sur les bras, on dirait. Vous allez savoir gérer, à vous cinq ?
Ethel a un sourire aimable pour le maire. S’il avait espéré une plus grande liberté en prenant ce poste, c’était sans compter Charlie Weld. Son devoir, se plaît-il à répéter, est de savoir tout ce qui concerne Hinsdale, tant pour le bien-être de ses concitoyens que pour le bon fonctionnement de la ville. Ethel n’est pas persuadé que seule la bonne marche de sa commune l’intéresse, mais il garde pour le moment son opinion pour lui.
– On va savoir gérer, ne t’en fais pas, Charlie, intervient le chef derrière son dos.
Le maire pousse un soupir qui en dit long sur leur relation et se retourne pour faire face au shérif, tandis qu’un sourire las étire les lèvres d’Ethel. Il soulève le ruban jaune et abandonne les deux hommes à leur discorde. Pirel et Mirandi ont fini de photographier la zone et ils s’attaquent désormais au corps, collectant dans de petits sachets tout ce qui se trouve sur et à côté de la victime. Même s’il regrette le manque de moyens policiers – en même temps, il ne se passe jamais rien à Hinsdale –, Ethel ne peut que saluer le travail de ces deux gars. Un sacré bon boulot ! Ils feraient même une super équipe tous les trois, si les deux autres ne le considéraient pas comme l’intrus venu de la grande ville pour marcher sur les plates-bandes de leur chef. Il chasse encore une fois ses pensées d’un revers de main, éloignant un moustique au passage, et s’approche de la victime.
Son cadavre est étendu au milieu du sentier, pile à la croisée des chemins menant à Hinsdale, Pittsfield, Lanesborough et Windsor. Un membre dans chacune des quatre directions, comme autant de points cardinaux qui ne guideront plus le chemin de personne. Elle repose sur un lit circulaire d’herbe brûlée et, accolés à ce cercle, deux autres, formés par une poudre blanche, sont entrelacés.
– Salut les gars. Alors, on a quoi ?
Ethel a pris le ton du type heureux de retrouver ses collègues, bien qu’il sache parfaitement que les collègues en question ne sont pas spécialement ravis de le voir. Ce ne sont pas des mauvais gars, juste des personnes accrochées à leurs petites manies qu’Ethel, rien que par sa présence, a fait voler en éclats. Mirandi prend le temps de poser un doigt dans la poudre blanche qui forme les cercles. Il le porte à ses narines et finit par le goûter sous les yeux éberlués d’Ethel qui fait mentalement la liste de tous les protocoles que l’agent vient d’enfreindre, puis il se redresse et tourne sa tête au crâne rasé vers Ethel. Mirandi fait bien vingt centimètres de plus que lui et le tout jeune shérif doit lever son visage pour soutenir son regard.
– C’est du sel, grimace-t-il. Jeune femme d’environ trente ans, retrouvée morte ce matin par un chasseur.
Ethel scanne les alentours à la recherche dudit témoin.
– Il est rentré chez lui pour nous appeler, répond son collègue comme s’il avait lu dans ses pensées.
– Le légiste en pense quoi ?
Il sent que Mirandi hésite à lui répondre et le voit porter le regard par-dessus son épaule. Ethel retient un soupir de frustration. Évidemment, il attend que son chef, le seul, le vrai shérif du comté de Berkshire, les rejoigne pour faire son rapport. Il déglutit et se retourne en fourrant ses mains dans ses poches, attendant que Rosenberg daigne les rejoindre.
Le vieux tire une dernière fois sur sa cigarette, expire la nicotine accrochée à ses poumons et dépasse Ethel en le bousculant un peu pour se placer face à la victime. Il croise les bras sur sa petite bedaine de sexagénaire et scanne la scène d’un œil expérimenté. Il a un petit sourire en coin qui amène Ethel à penser qu’il n’est pas mécontent d’avoir pour une fois une vraie enquête à se mettre sous la dent. Il a pris comme un petit coup de jeune ce matin.
Il s’accroupit, exactement comme l’a fait Mirandi quelques minutes plus tôt, pour examiner les cercles de plus près. Il pose les mains entre ses chaussures noires rutilantes pour garder l’équilibre, plonge l’index dans la poudre blanche et le porte à ses narines pour le renifler.
– Du sel, grogne une voix dans son dos.
Rosenberg se redresse en faisant craquer ses articulations. Il toise Ethel avec un air indifférent. Ce dernier a beau être de trente ans son cadet, il est censé prendre sa place bientôt, et ça n’a pas l’air de le ravir.
– Du sel ? répète-t-il.
Ethel hoche la tête. Une mèche de ses cheveux vient caresser ses longs cils bruns, il la replace derrière son oreille de façon adroite avant d’expliquer :
– Mirandi a fait un prélèvement avant de… goûter. C’est du sel.
L’officier confirme d’un hochement de tête. Ethel regarde autour de lui, sourcils froncés.
– C’est étrange comme mise en scène, on dirait…
– Un rituel de sorcellerie, achève Rosenberg en soupirant, je sais.
Forcément, quiconque vivant à Hinsdale ne peut ignorer ces petites bizarreries ésotériques qui fleurissent tous les trois ou quatre matins aux abords de la ville. Le chauffeur de taxi qui a récupéré Ethel à l’aéroport pour le ramener dans cette ville paumée – vu que personne n’a daigné venir l’accueillir à son arrivée – l’a directement rencardé sur le sujet. « Des casse-couilles de féministes », selon ses termes. Et, depuis qu’il vit ici, Ethel a en effet remarqué quelques tags ou pancartes revendicatives plantées sur les bords des routes. Mais aucune n’a jamais compris de cadavre.
– Encore des timbrés qui auront voulu jouer aux sorcières, déclare Weld dans son dos. Ce sera une enquête vite bouclée.
Ethel sursaute. Le maire a une capacité incroyable à se faufiler derrière vous sans bruit malgré un certain embonpoint. Il se tapote le menton avec l’index, geste qu’il fait régulièrement lorsqu’il est sûr de lui.
– J’ai une réunion avec mon père, le gouverneur, ne peut-il s’empêcher de rappeler, vous m’envoyez votre rapport dans la soirée ?
Ethel confirme du bout des lèvres, tirant un sourire satisfait à Weld. Deuxième chose qu’il a apprise ici : toujours caresser le maire dans le sens du poil.
– Il t’a à la bonne, dis donc, raille Rosenberg en tournant la tête vers le sentier accidenté que le maire attaque au pas de course.
Il s’imagine sûrement le voir se rétamer dans un buisson épineux, car il l’observe quelques longues secondes avant de reporter son attention sur le chemin.
Un kilomètre de dénivelé, avec une pente à quasi treize pour cent. Pour traîner un corps mort jusqu’ici, il faut être costaud. Comme s’il lisait dans les pensées d’Ethel, le shérif enchaîne :
– Elle a été tuée à cet endroit ?
Ethel se tourne vers Mirandi. Il va enfin répondre, maintenant que c’est le chef des chefs qui a posé la question.
– D’après John, oui. Aux alentours de minuit, une heure du matin. Elle a des pétéchies sur le dos, mais beaucoup de contusions sur le corps qui sous-entendraient qu’elle s’est débattue ou a tenté de fuir. Un hématome à l’arrière du crâne suggérerait qu’on l’a frappée par-derrière. Pour le reste, il faudra attendre son analyse complète.
– Je me doute. On a son identité ?
Ethel se tourne vers Rosenberg, un sourire satisfait sur les lèvres :
– Vous vous foutez de moi ? Vous ne l’avez pas reconnue ?
Pris d’un doute, le vieux policier s’attarde sur le visage blanchâtre qui fixe la forêt de ses pupilles voilées. Ethel voit d’ici ce qu’il doit se dire : elle est plutôt mignonne, mais beaucoup trop jeune pour faire partie de ses fréquentations. Le shérif secoue finalement la tête, arrachant au jeune homme un petit gloussement satisfait.
– Elle s’appelle Tara Stevens. C’est l’une des plus grandes influenceuses du moment sur Instagram !
Et un point pour le gars de la ville.
Rosenberg sourit. Du moins, ses lèvres s’étirent.
– Mon pauvre, je ne sais même pas ce que ça veut dire, influenceuse…
– C’est quelqu’un qui se sert de sa notoriété pour influencer les autres.
– Dans quel but ?
– Marketing. C’est un job. Les marques la rémunèrent pour qu’elle parle d’elles.
Le shérif se gratte le menton, l’air perplexe, ce qui fait sourire le garçon. Pas évident à comprendre pour les gens de sa génération, ce besoin de partage d’informations. Même Ethel se pose parfois la question.
– Demande plutôt qu’on recouvre son corps, cette pauvre fille mérite un peu de respect, finit-il par dire.
Du doigt, Green montre le légiste qui s’approche.
– Ils allaient le faire, rétorque-t-il en repoussant une nouvelle fois la mèche rebelle.
Ce geste a le don d’agacer Karl au plus haut point. Qu’est-ce que c’est que cette manie de garder les cheveux longs pour un homme ? De son temps, son père aurait mis un bon coup de ciseaux là-dedans sans lui demander son avis.
– On vient juste de finir les prélèvements, renchérit Zucko. Elle était couverte de tout un tas de trucs. De la suie, des poils et des espèces d’hosties.
– Des hosties ?
– De radis noir, ajoute John en faisant irruption dans leur champ de vision pour justement balancer un sac en plastique à côté de la jeune fille.
La barbe bleutée et drue même quand il se rase, le seul médecin à la ronde et accessoirement expert en médecine légale a l’air dur. Cheveux noirs coupés courts, chemise en jean noir, Dr. Martens à bout coqué et cargo beige, quasiment la tenue officielle des policiers d’Hinsdale. Il pousse le sac avec le bout de ses godasses avant de préciser :
– Ça en a l’odeur, en tout cas. Sûrement une sataniste du coin !
Décidément, ça semble être la déduction de tout le monde. Des décennies de chasse aux sorcières et de massacres en tout genre ont laissé leurs traces.
– Ce n’est pas une fille du coin, ne peut s’empêcher de dire Green.
– Fais ton job et laisse-nous le nôtre, grogne Karl à l’attention de son légiste.
– C’est bien mon intention.
John rit, il est habitué. Ça fait plus de trente ans que ces deux-là se pratiquent, ils ont dépassé le stade des engueulades et des réconciliations.
– Elle est morte de quoi, d’après toi ? demande Karl.
Le médecin prend une profonde inspiration puis soupire.
– Je ne peux pas te répondre sans un examen plus poussé. Le coup à la tête lui a fait une belle entaille et ça l’a sonnée, c’est une certitude, mais je doute que ça l’ait tuée. En revanche, je peux te dire qu’elle était morte avant d’avoir été placée dans cette position. Le tueur a été patient. Elle a des hématomes sur les genoux, les coudes et le bout des doigts abîmé. On peut voir que la terre a été remuée.
– Elle s’est débattue ? demande Green.
John secoue la tête tout en continuant de regarder Karl.
– Non, il n’y a pas de marques de défense, j’ai plutôt l’impression qu’elle a tenté de fuir, en rampant peut-être, et qu’elle a fini par laisser tomber. Elle était peut-être droguée. Je vais devoir faire des analyses pour en savoir plus, va falloir attendre le labo.
– Ouais, souffle Karl avec dépit, espérons que ce ne soit pas trop long. On se rejoint pour l’autopsie ?
– Avant midi, après j’ai des visites à faire, répond le légiste en faisant signe au second adjoint, Dany Pirel, pour qu’il vienne l’aider à porter le corps.
Le petit gringalet à la tête pleine d’épis rapplique au pas de course. Il lance à Ethel un salut discret. Des quatre, c’est lui qui a été le plus sympathique avec Ethel. Pas au point d’engager une vraie conversation autour d’un verre, mais suffisamment pour le saluer cordialement tous les matins en lui demandant s’il va bien. Ethel lui répond sur le même ton et s’empresse de rejoindre Rosenberg, qui a déjà attaqué la descente du chemin sans l’attendre.
Si la montée a été difficile en raison de la forte inclinaison du terrain, la descente n’est pas plus simple. Des éboulis roulent et crissent sous leurs pieds, menaçant de les faire chuter à chaque pas. Ethel comprend mieux pour quelles raisons ils portent tous les mêmes godasses de randonnée dans le coin. Ses petites Converse sont en train de morfler. Ça confirme aussi son hypothèse au sujet du lieu de la mort.
– La fille n’a pu venir ici que de son plein gré, dit-il, arrivé à la hauteur de Rosenberg.
Le pauvre n’a pas l’air au mieux de sa forme. Il se tient le bas du ventre, enfonçant ses doigts dans ce qu’il suppose être un point de côté. Son souffle est haché et bruyant et Ethel se fait la réflexion que si son patron souhaite une retraite anticipée, ce n’est peut-être pas pour se la couler douce en faisant du jardinage. C’est peut-être son corps qui le pousse vers la sortie.
– Ou le tueur est un costaud, répond Karl entre deux grandes inspirations.
– Mouais. Je reconnais que la thèse du rituel satanique qui a mal tourné est plausible.
– Qu’est-ce que t’y connais, aux rituels sataniques, toi ?
– Rien, avoue Ethel, mais quand on considère les différents éléments…
Le shérif se plante devant lui, l’air agacé :
– Les éléments nous indiquent que cette jeune femme est morte. Point barre. Les analyses nous permettront ensuite de savoir dans quelles conditions, et seule notre enquête en déterminera la raison. Il va falloir que tu apprennes à mettre de côté tes premières impressions, gamin.
– On dit pourtant que les premières impressions sont souvent les bonnes, répond Ethel avec un petit rire moqueur.
Qu’est-ce qu’il croit ? Que c’est la première enquête sur laquelle il bosse ? Ce n’est pas à cause de son manque d’efficacité qu’il s’est retrouvé dans ce patelin.
– Dans ce cas-là, j’aurais dû te renvoyer dans tes pénates la première fois que je t’ai vu, bougonne Rosenberg en se remettant en chemin.