Trente-deux degrés un vingt-sept avril. Ce n’était pas une première pour ce village du sud de la France mais c’était tout de même assez exceptionnel pour relancer le débat du réchauffement climatique à chaque terrasse de café. Il avait fallu moins d’une semaine de températures élevées pour influer sur le rythme des Aptésiens. Plutôt que de lutter en vain contre une chaleur étouffante, les réflexes méridionaux s’étaient mis en place. Toutes les persiennes de la commune se fermaient dès neuf heures du matin pour ne se rouvrir qu’en fin de journée. Ici, personne ne flânait au soleil, on laissait cette coutume insensée aux gens du Nord.
Sans traîner des pieds, chacun ralentissait le pas, s’évitant une suée inconfortable, aussi personne ne prêta attention à cette femme au dos voûté qui peinait à grimper les escaliers de la mairie d’Apt.
S’accrochant au garde-corps comme si sa vie en dépendait, Lorette Angeli n’avait d’autre choix que de s’arrêter à chaque marche pour reprendre son souffle. Arrivée à la fin de son ascension, c’est avec tout son corps qu’elle tenta de pousser l’une des portes de l’hôtel de ville. À bout de forces, cette femme frêle, qui n’avait pourtant qu’une cinquantaine d’années, n’était plus en mesure de comprendre que les battants s’ouvraient vers l’extérieur et qu’elle devait les tirer si elle voulait avoir une chance d’entrer dans le bâtiment. Ses muscles étaient tétanisés. À cet instant précis, elle n’avait qu’une envie : s’allonger et dormir.
Au bord de l’évanouissement, elle se sentit saisie sous les aisselles. L’instant d’après, elle était assise sur une banquette en velours sans avoir conscience qu’elle devait ce miracle à l’intervention d’un homme qui l’avait portée à bout de bras.
Une jeune fonctionnaire préposée à l’accueil se précipita pour lui apporter un verre d’eau tandis que le visiteur salvateur s’éclipsait sans chercher à être remercié.
L’air climatisé apporta à Lorette Angeli l’oxygène qui lui manquait. Elle avala goulûment une gorgée tout en scrutant son environnement.
— Je cherche la police ! dit-elle une fois désaltérée.
La fonctionnaire pinça les lèvres avant de lui expliquer que la police municipale siégeait à une centaine de mètres de là.
— Je peux les appeler, si vous le voulez !
Mais Lorette Angeli n’était déjà plus en mesure d’entendre ce que cette jeune femme lui disait. La tête lui tournait, son champ de vision se rétrécissait. Du bout des lèvres, elle trouva assez de force pour répéter sa requête avant d’ajouter :
— Dites-leur que j’ai réussi ! J’ai passé le test et j’ai réussi !
Soulagée d’avoir pu délivrer son message, Lorette Angeli cessa de lutter et mourut, son verre d’eau à la main.
Cela faisait maintenant quatre mois que Maxime Tellier s’était mise en disponibilité et elle n’avait toujours aucune idée de ce qu’elle allait pouvoir faire de cette opportunité. L’argent n’était pas un souci en soi. Sa tante, qui l’avait élevée à la mort de sa mère, lui avait laissé un héritage suffisant pour subvenir à ses besoins pour les deux ou trois années à venir. Et quand Max évoquait ce fait, elle oubliait sciemment de dire que ce pécule avait avant tout été constitué par son oncle. Max n’était pas encore prête à attribuer à cet homme un quelconque mérite. Encore moins celui de l’avoir mise à l’abri.
Sa décision de quitter la brigade criminelle ne résultait pas d’un coup de tête. Max avait su reconnaître les prémices d’un burn out. Ce n’était pas son premier mais elle avait su d’instinct qu’une pause de quinze jours ne suffirait pas à lui faire reprendre pied. Elle était fatiguée. Fatiguée de ce métier qui ne lui offrait qu’une vision anthracite de la société. Fatiguée de se sentir responsable de ses équipiers.
Sa dernière enquête n’avait pourtant pas été la plus ardue de sa carrière. Un règlement de comptes entre deux bandes rivales qui avait laissé un gamin de dix-sept ans sur le carreau. Mort de six coups de couteau. Les responsables avaient été appréhendés moins de quarante-huit heures après les faits. Son supérieur, le commissaire divisionnaire Favre, l’avait félicitée, mais Max avait senti que ce drame ordinaire allait être celui de trop.
Enzo, son ami et mentor, avait tenté de l’en dissuader, mais il était loin désormais et sa parole avait moins d’effet. Gilbert Causse, le chef de service de l’IML1, lui avait conseillé de reporter sa décision, mais le légiste était proche de la retraite. Sa notion du temps était pour le moins biaisée. Restaient les membres de son équipe. Si Max avait dû changer d’avis, elle l’aurait fait pour eux, indubitablement, mais ils n’avaient pas su trouver les mots pour la garder. Peut-être avaient-ils compris eux aussi que cette interruption était nécessaire, même s’ils espéraient qu’elle n’allait être que temporaire. Pour s’en assurer, ils prenaient soin de se rappeler régulièrement au bon souvenir de leur supérieure, ne la laissant jamais plus d’une semaine sans nouvelles.
Ce soir, c’était Jeanne qui assurait le tour de garde. Elle avait réussi l’exploit de sortir Max de son appartement. L’été n’était plus très loin et l’effervescence des terrasses parisiennes en témoignait.
Jeanne Andrieux, salopette orange et nattes assorties, avait traîné Max jusqu’à L’Abandon, le bar clandestin dans lequel elles avaient maintenant leurs habitudes. Le mot de passe exigé à l’entrée du porche serait pour toute la semaine « abdication ». Fidèle à lui-même, Dédé, le patron, avait choisi un mot en lien avec son enseigne. Max ne savait toujours pas pourquoi ce grand gaillard de soixante ans était à ce point obsédé par cette idée. Elle ne désespérait pas qu’il le lui confie un jour. Pour sa part, elle ne lui poserait jamais la question.
— « Abdication », s’amusa Jeanne. Plutôt à propos, tu ne trouves pas ?
— Jeanne, tu ne vas pas me faire le coup à chaque fois ? Quelle que soit la semaine, le mot de passe s’accordera toujours avec ma décision. Tu le sais. Je le sais. On pourrait peut-être passer à autre chose, tu ne crois pas ?
— Ah, je vois qu’on est d’humeur tatillonne, aujourd’hui !
— Pas du tout ! Simplement, j’aimerais bien pour une fois qu’on parle d’autre chose que de ma mise en dispo.
— Comme tu voudras. De toute façon, tu seras bientôt de retour à la brigade !
Max leva la main à l’attention de Dédé sans se donner la peine de répondre. Cette entrée en matière était devenue une sorte de rituel, un passage obligé. Le patron de L’Abandon s’épargna quant à lui de venir prendre la commande. Il préféra s’approcher le plateau déjà chargé.
— Un pastis pour la Pucelle et un verre de chardonnay pour la Menace.
Jeanne et Max avaient depuis longtemps abandonné tout espoir d’empêcher le tenancier de les affubler respectivement de ces surnoms. Se rebeller n’aurait eu aucun effet si ce n’est celui de se faire virer. Dédé était le maître des lieux même s’il l’était en toute illégalité.
— Alors Max, dit-il en s’asseyant à leur table, tu veux toujours pas bosser pour moi ?
— Tu te fatiguerais vite, Dédé ! Maladroite comme je suis, tu serais bon pour renouveler ton stock de verres tous les dix du mois.
— Va bien falloir que tu gagnes ta vie, la môme.
— Il a pas tort, intervint Jeanne. Si tu veux profiter de ta dispo, va falloir que tu te trouves un boulot.
— Et c’est Dédé qui va me faire des fiches de paie ?! Vous êtes bons tous les deux ! Vous inquiétez pas pour moi, je gère.
Dédé renifla bruyamment et remit son torchon sur l’épaule avant de papillonner vers les tables d’à côté.
— Sérieusement patronne, tu comptes tout de même pas rester chez toi à lire des bouquins toute ta vie ?
— Et pourquoi pas ? Depuis le temps que j’en rêvais. Et puis arrête de m’appeler patronne. Je ne suis plus ta chef !
Jeanne fit une moue s’apparentant tout autant au doute qu’à la contrariété. Max l’ignora et leva son verre pour trinquer. Jeanne avait raison, elle le savait. Cela faisait d’ailleurs déjà une semaine qu’elle n’avait pas réussi à lire une ligne. Elle allait devoir se trouver une occupation un peu plus prenante que de vivre des aventures rocambolesques par procuration.
Il était un peu plus de deux heures du matin quand Max regagna son immeuble. Son esprit était embrumé mais son choix était fait. L’inactivité ne lui serait jamais bénéfique. Dès le lendemain, elle s’attèlerait à trouver un boulot.
Fière d’avoir pu monter ses trois étages à pied plus ou moins dignement, elle dut néanmoins mettre un genou à terre pour faire entrer sa clé dans la serrure. Mouais, pas sûre que tu sois en état de quoi que ce soit demain… se dit-elle en pouffant. Elle poussa la porte d’une main tout en se relevant de l’autre avant de distinguer une enveloppe sur le parquet. La lettre avait forcément été glissée après son départ. Jamais elle n’aurait pu passer le seuil de son appartement sans l’apercevoir. Elle se baissa pour la ramasser et fut obligée de se retenir au chambranle de la porte pour ne pas tomber. Ce n’est qu’après avoir allumé une des lampes du salon qu’elle vit la croix qui ornait l’enveloppe.
Max ouvrit le faire-part de décès d’une main fébrile et pesta de devoir laisser le temps à ses yeux de faire le point. L’alcool n’était pas le seul responsable. La presbytie qu’elle tentait d’ignorer savait se rappeler à elle dans les moments importants. Le bristol à bout de bras, elle finit par déchiffrer les lettres d’imprimerie. Une messe serait célébrée dans trois jours en l’hommage de Christian Mallard à l’église Saint-Louis de Grenoble.
Max se dirigea vers le salon, l’esprit accaparé. Elle était certainement trop saoule ou trop fatiguée, mais elle n’avait aucune idée de qui pouvait bien être ce Christian Mallard.
La matinée était déjà bien entamée quand Max souffla sur son premier café. La tête dans un étau, elle cherchait à faire resurgir les images qui avaient agité sa nuit. Enzo s’était invité dans ses rêves mais il n’était pas le seul. Max s’était vue debout face à une table derrière laquelle étaient assis les capitaines de gendarmerie Vincent Gouvier et Antoine Brémont. Le premier était devenu un ami, tandis que l’autre… Max peinait à qualifier leur relation. Ils n’étaient pas amis, non, mais un lien les unissait, assurément. Une certaine noirceur que Brémont avait adoptée et même cultivée pour en faire son métier, alors que Max tentait de s’en détacher. Cela n’expliquait pas pour autant son rêve. Que faisait-elle dans cette salle aseptisée, au garde-à-vous devant ces deux hommes qui n’étaient pas de son corps de métier ? Et puis Fabio était arrivé… Cela faisait longtemps qu’il n’était pas venu hanter ses nuits. Les mois passant, son visage se faisait de moins en moins net, mais son aura était toujours aussi puissante. Max s’était réveillée les yeux humides et s’en voulait de cette sensiblerie qu’elle estimait malhonnête. Fabio n’était plus qu’un doux souvenir, rien de plus. Il ne lui manquait pas. C’était l’idée de cette douceur qui lui manquait. Une sensation qu’elle craignait de ne plus jamais connaître.
Mais que tu me fatigues à te regarder le nombril ! se maudit-elle en se traînant jusqu’à la salle de bain. Trouve-toi plutôt un truc à faire.
Vingt minutes plus tard, Max revenait dans son salon l’esprit plus vif mais toujours aussi désœuvrée. En jeans et T-shirt, les pieds nus sur le cuir élimé de l’accoudoir de son fauteuil club, elle s’obligea à réfléchir à son avenir.
Trouver une activité, qu’elle soit rémunérée ou non, ne serait pas si facile. Elle devait avant tout répondre à deux questions : de quoi avait-elle envie et surtout de quoi était-elle capable ? Max avait été flic toute sa vie. Elle l’était bien avant d’intégrer l’école de police. Était-elle encore en âge d’apprendre un nouveau métier ? Et puis quel métier ? Fleuriste ? Elle détestait se lever à l’aube et n’aimait même pas les fleurs ! Vendeuse ? Max se connaissait suffisamment pour savoir que son affabilité s’envolerait à la première cliente sourcilleuse. Elle repensa alors à une proposition qui lui avait été faite au cours d’une soirée organisée par son plus jeune lieutenant, Thomas Chauvin. Son collègue avait tenté maladroitement de jouer les entremetteurs. Il lui avait présenté un producteur de cinéma, célibataire et vaniteux à souhait. Max avait très vite écarté l’opportunité personnelle pour axer la discussion sur un plan professionnel. Il s’était avéré que l’homme était en recherche constante d’experts en tous genres. Il s’entourait de consultants extérieurs pour peaufiner les scénarios qu’il retenait et qu’il aimait qualifier de réalistes. Quand Max lui avait expliqué sa situation, il avait cherché à l’appâter. « Combien de fois je lève les yeux au ciel quand je vois à quel point nos procédures sont malmenées à l’écran ! » avait-il dit, grandiloquent, comme s’il postulait au ministère de l’Intérieur. L’homme avait continué à se pavaner sans noter que Max ne l’écoutait plus que d’une oreille distraite. Elle avait fini par interrompre son monologue en prétextant une histoire de nounou à libérer pour s’éclipser de la soirée. Un mensonge éhonté dont elle avait souvent usé pour se sortir de ce genre de situation et qui fonctionnait à tous les coups. Le séducteur, tout comme le potentiel employeur, s’était détourné d’elle en moins d’une seconde. Max savait que sa carte de visite traînait dans un des nombreux vide-poches qui décoraient son appartement. Elle n’avait plus qu’à mettre la main dessus et à ravaler son orgueil.
Dans sa recherche peu enthousiaste, elle vit le faire-part de décès posé sur la console de l’entrée. Elle s’étonna de ne pas s’y être intéressée plus tôt. En d’autres temps, Max aurait décortiqué cette annonce avant même d’avoir fait couler son café.
Même à jeun, le nom de Christian Mallard ne lui disait rien. Elle repartit chercher l’enveloppe déjà jetée dans la poubelle pour vérifier que ce courrier lui était bien adressé : « Commissaire Maxime Tellier ». Cette simple indication mit tous ses sens en éveil. Jamais elle ne recevait de courrier à domicile avec son titre officiel. Elle avait généralement le droit à un « Mademoiselle », quand ce n’était pas un « Monsieur » du fait de son prénom épicène, mais jamais sa qualité de commissaire n’était précisée. Autre point notable, l’expéditeur n’avait pas pris la peine d’écrire son adresse. Il était venu glisser cette enveloppe sous sa porte après dix-neuf heures, heure à laquelle elle était sortie retrouver Jeanne.
Max ferma les yeux et tenta de revivre les quelques minutes qui s’étaient écoulées entre le moment où elle avait fermé son appartement à clé et celui où elle était montée dans sa vieille Austin Mini. Elle ne se souvenait pas d’avoir croisé qui que ce soit sur le palier, ni même dans les escaliers. La rue était assez animée mais aucune silhouette n’avait attiré son attention. Soit l’individu s’était tapi sous un porche, attendant patiemment qu’elle quitte son domicile, soit il était passé plus tard dans la soirée, espérant au contraire la trouver. Que cette personne ait pu passer le barrage du code de l’immeuble n’était pas un exploit en soi. Il suffisait de patienter cinq minutes pour qu’une bonne âme vous tienne la porte.
Max alluma son ordinateur et entama une recherche sur ce Christian Mallard. Les Pages blanches en comptaient plusieurs mais aucun n’était domicilié dans la région de Grenoble, là où la messe serait célébrée. Deux profils avaient été créés sur Facebook avec cette orthographe mais Max refusait toujours de s’y inscrire. Elle avait déjà eu assez de mal à faire retirer le faux profil créé sous son nom. Elle continua à faire défiler les résultats de sa recherche avant d’entériner ce qu’elle savait déjà : elle ne connaissait pas de Christian Mallard.
En dehors du lieu et de la date de la cérémonie, le faire-part ne donnait aucune information. Exit l’arbre généalogique en trois lignes permettant de savoir à qui présenter ses condoléances. Les ascendants et les descendants étaient les grands absents de ce bristol. Max tourna plusieurs fois le carton dans sa main avant de faire les cent pas dans son appartement. Elle pestait intérieurement. Non pas à cause de cet enterrement qui ne pouvait la peiner, mais parce que cette histoire l’intriguait. Cela faisait des semaines qu’elle n’avait pas ressenti ce petit picotement à la base de la nuque et, bien malgré elle, cette sensation lui plaisait.
Max devait jeter ce faire-part et se concentrer sur ce qu’elle s’était décidée à faire quelques minutes plus tôt. Il en allait de son bien-être. Elle le savait, tous ses sens le lui criaient. Cette dopamine était son chant des sirènes et elle devait lui résister.
Un coup de fil ! Tu passes un coup de fil et c’est tout !
Max n’avait pas achevé sa pensée qu’elle composait le numéro de l’église Saint-Louis de Grenoble. Elle dut s’adresser à plusieurs interlocuteurs avant d’être redirigée vers le secrétariat de la paroisse. Là, une femme à la voix douce mais chevrotante s’était excusée à plusieurs reprises de ne pouvoir la renseigner. Oui, une cérémonie serait bien célébrée dans deux jours en l’hommage de Christian Mallard, mais non, elle ne savait pas qui avait fait cette demande. Une enveloppe avait été déposée à la permanence avec toutes les instructions, incluant un don substantiel pour les bonnes œuvres de l’Église. Oui, cette démarche était peu conventionnelle mais pas pour autant exceptionnelle. Il n’était pas rare que les dernières volontés soient exprimées par voie testamentaire et que les exécuteurs décident de garder l’anonymat. Non, elle n’avait aucun moyen de savoir qui serait présent ce jour-là en dehors des fidèles de la paroisse. Et non, aucune couronne n’avait été livrée mais il était encore tôt pour le faire.
Max avait raccroché plus sèchement qu’elle ne l’avait souhaité. Ses muscles s’étaient tendus au cours de la conversation et ses neurones activés. Un sentiment d’urgence s’était imposé, un sentiment disproportionné qui n’était justifié que par son incompréhension de la situation. Max en avait pleinement conscience mais sa décision était prise.