Chapitre 1

– Alors ?

Donnelli soupire. Dans la lumière crue des projecteurs, le corps nu de la gamine gît parmi les ferrailles. Ventre et jambes déchiquetés par des crocs. Mains et visage brûlés jusqu’à l’os. Au chalumeau, probablement. Plus une brûlure au niveau des hanches. Le corps a été abandonné entre deux amas de carrosseries, au fond d’un étroit passage qui traverse les carcasses froissées. Dix ans. Douze ans tout au plus.

– Tu en dis quoi ?

Donnelli lève les yeux et regarde le ciel. Loin dans la chaleur électrique de la nuit, au-delà des piles d’épaves et des grillages hérissés de barbelés, on devine les clameurs du Shea Stadium. Là-bas, des gamines du même âge vibrent aux exploits des Mets, dans des maillots orange et bleu trop grands pour elles, fières en silence de leur père qui leur tend la boîte de pop-corn sans quitter des yeux la partie. Plus de Mets pour cette gamine-là, soupire Donnelli. Ni de pop-corn. Si elle a jamais aimé le base-ball ! Un père peut-être, paniqué de ne pas la voir rentrer. Ou qui s’en fout. Ou qu’elle n’a jamais connu. Peu importe maintenant, puisqu’elle n’est plus une petite fille. Elle n’est plus qu’un corps meurtri et désarticulé, que la mort a abandonné dans une obscène posture. Par respect pour elle, il a demandé que tout le monde reste hors de vue jusqu’à nouvel ordre. Après, il l’abandonnera à la scientifique.

– Tu peux me dire, tu sais…

Il prie tous les dieux du monde pour que les blessures de la gamine soient post mortem. Elle a souffert, c’est certain, puisqu’on l’a tuée. Mais seigneur Dieu, faites au moins que ça n’ait pas été à ce point. De ce qu’il peut deviner du corps écartelé, elle semble, par contre, ne pas avoir été violée, contrairement à ce qu’affirme la matrone du Big Mama’s Wreck Yard. C’est chaque semaine par ici, selon elle. Des tournantes d’ados au milieu des tôles. Des éjaculations gesticulées d’ivrognes. Des violences sadiques de machos refoulés.

– Imagine que t’es violeur, dit Pfiffelmann.

Il surplombe la scène, accroupi tout en haut d’une pile de carrosseries déglinguées, en équilibre précaire, au-delà de la lumière aveuglante des projecteurs.

– Je ne suis pas violeur.

– Oui, mais imagine…

– Non, je ne veux pas imaginer !

– Donut, c’est notre job de nous mettre dans leur tête.

Donnelli lève un regard fatigué vers Pfiffelmann.

– Pfiff, qu’est-ce que tu fais encore là !

– Je suis ton équipier, non ? Je fais mon job de flic !

– Tu n’es plus flic, Pfiff.

– Qu’est-ce que tu racontes, flic un jour, flic toujours, tu le sais bien ! fanfaronne l’autre.

– Plus pour toi.

– Et pourquoi ça ?

– Parce que tu es mort, Pfiff. Tu es mort. Tu n’es même plus vivant. Tu t’es fait descendre il y a trois semaines et je t’ai porté en terre moi-même après avoir rameuté quelques flics juifs du service pour m’aider à te mettre dans le trou.

– Ah oui, c’est vrai…

– Alors pourquoi tu es là, Pfiff, à me coller à la peau comme la vérole au bas clergé ? J’ai oublié un truc juif qui t’empêche de foutre le camp au ciel ?

Pfiffelmann prend son temps, parce que ce qu’il va dire le chagrine un peu.

– Bon, c’est vrai que tu n’as pas récité la devise d’Israël quand j’ai rendu mon dernier soupir : Écoute Israël, le Seigneur est notre Dieu, le Seigneur est un

– Tu étais déjà mort quand je t’ai trouvé, Pfiff !

– Et je n’ai pas souvenir non plus que tu m’aies allongé sur le sol avec le drap blanc traditionnel et une bougie allumée à hauteur de ma tête.

– Sûrement parce que je t’ai récupéré dans un des tiroirs réfrigérés de la morgue.

– Et ma toilette rituelle ?

– Quoi, j’aurais dû te laver en plus ? Le légiste t’avait déjà passé au jet plusieurs fois !

– Et tu n’as même pas déchiré la poche de ta chemise à hauteur du cœur en signe de chagrin, et tu t’es essuyé les mains après les avoir lavées, tout ça c’est offense à la tradition, Donut ! Et puis c’était quoi cette kippa ridicule ?

– Je pensais te faire plaisir, Pfiff, excuse-moi d’avoir essayé !

– Alors pourquoi tu as continué à prendre des douches malgré la semaine de deuil, hein ? À te raser, à porter des chaussures en cuir, hein, dis-moi pourquoi ?

– Peut-être parce que je ne suis pas juif, Pfiff !

Pfiffelmann ne répond pas, mais il accepte l’argument d’un long hochement de tête.

– Donc t’es violeur, reprend-il : tu défigures ta victime au chalumeau avant d’en abuser, toi ?

– Je ne suis PAS violeur, Pfiffelmann ! s’énerve Donnelli.

– Faut être sacrément tordu pour oser penser que les agresseurs ont été surpris avant de passer à l’acte !

– C’est la matrone qui l’a supposé, pas moi. Moi je suis comme toi sur ce coup-là, Pfiff, je pense que le chalumeau, c’était pour empêcher l’identification.

– D’accord avec toi, Donut, et d’ailleurs, viens voir par ici.

– Pfiff, encore une fois, qu’est-ce que tu fais là, tu peux me le dire ?

– Mon job de fantôme, Donut, je hante l’esprit de mon équipier pour que nous restions partenaires sur cette enquête, comme avant. Alors viens voir, je te dis.

Donnelli se lève à regret et rejoint Pfiffelmann au sommet de l’amoncellement de carcasses.

– Tu vois où mène ce passage ?

Du haut des épaves, dans l’ombre creusée par la lumière froide des projecteurs, Donnelli devine la masse du monstre. Une presse hydraulique. Sur un côté, des cubes de tôle compressée empilés comme des Lego démoniaques. De l’autre, des carcasses dépecées, marquées d’une croix blanche sur le capot.

– Je pense que la gamine était destinée à finir broyée à l’intérieur d’une de ces épaves, Donut. Planquée dans le coffre, probablement. Quelqu’un cherchait à faire disparaître son corps à tout jamais.

– Peut-être bien, réfléchit Donnelli.

C’est ce moment de silence que choisit la Big Mama de Big Mama’s Wreck Yard pour surgir de la nuit en vitupérant. Une lourde et forte femme noire aux yeux fous de colère, aussi large que haute, costaude comme un mécano dans une salopette maculée de cambouis. Elle est armée d’un démonte-pneu et d’un strabisme divergent à donner le mal de mer à un sauveteur marin.

– Il faut mettre la main sur ces enculés de négros, sinon c’est moi qui vais aller leur défoncer le cul à ces putains de tapettes.

Donnelli descend aussitôt à sa rencontre et maudit en silence l’uniforme qui l’a laissée passer.

– On se calme, madame, d’accord ? Et on surveille son langage, s’il vous plaît.

– Quoi, qu’est-ce qu’il me dit celui-là, de surveiller mon langage ? Mais il croit qu’il est où, cette espèce de connard de flic, chez les slip-en-soie ?

Un court instant, à cause de son regard en quinconce, Donnelli pense que la matrone s’adresse à Pfiffelmann et panique aussitôt à l’idée que quelqu’un d’autre que lui puisse le voir. Mais quand il vérifie d’un œil en coin, Pfiffelmann a disparu.

– Ici il est pas dans le Queens des tarlouzes d’Astoria, bordel de merde, ici c’est Flushing ! Il sait ce que ça veut dire Flushing, la flicaille, hein, il le sait ? Ça veut dire les chiottes, la chiure, la putain de chasse d’eau de New York qui déverse toute sa putain de merde dans laquelle on patauge. Et il veut que je surveille mon langage, le petit merdeux de youpin de flic ! Ces enculés de nègres ont flingué mon Lucifer et il veut que je surveille mon putain de langage ?

– Lucifer, c’est qui Lucifer ? s’étonne aussitôt Donnelli.

– Lucifer, c’est mon putain de doberman, pardi ! Celui qui a chassé ces enfoirés de blacks. Même qu’avant de s’en prendre une, il a eu le temps de leur arracher un bon morceau de viande.

– Votre chien a mordu un des suspects ?

– Je veux ! Un steak de barbaque gros comme mon poing qui doit lui manquer quelque part au négro, et j’espère bien que c’est là où je pense pour plus qu’elle puisse se reproduire, cette foutue engeance.

Donnelli l’interrompt d’un geste, lui tourne le dos, sort son téléphone et transmet ses consignes à la scientifique. Récupérer le cadavre du chien. Récupérer des traces de chair humaine dans sa gueule pour des prélèvements. Et trouver l’endroit où il a été abattu.

– C’est lui aussi qui s’est acharné sur la victime ? demande-t-il en se retournant brusquement vers Big Mama.

– Ah non, pour la gamine c’est ma petite Démonia, mais faut pas lui en vouloir, elle est un peu dingo cette chienne, c’est pour ça que je la garde, parce que c’est une putain de féroce quand il le faut.

– Et là, il le fallait ? Je veux dire, sur le cadavre d’une gamine ? s’énerve Donnelli.

– Ben c’est une pitbull, hein, c’est pas un chien d’aveugle, je l’entraîne pas à éviter les emmerdes. Mes chiens, c’est des bouffeurs de merdeux. Y a quelqu’un dans ma casse, ils le décarcassent.

– Même un mort ?

– Attends, qu’est-ce qu’il croit le flic, c’est que des putains de clébards, ça sait pas faire la différence. Ça voit de la barbaque, ça attaque !

Donnelli préfère en rester là et appelle pour qu’on vienne chercher la ferrailleuse. Quelqu’un lui demande en retour si la scientifique peut enfin prendre possession des lieux parce qu’ils n’ont pas que ça à faire. Il répond qu’il attend le retour de son équipière et qu’après, la casse sera à eux.

 

– T’as une équipière, maintenant ?

Pfiffelmann est de nouveau là, à une dizaine de mètres, assis de côté sur le siège d’une voiture sans portière au capot éventré.

– Pfiff, lâche-moi tu veux, va mourir ailleurs !

– Je peux pas Donut, d’abord parce que je suis mon propre fantôme, et qu’en plus je suis aussi là pour te hanter, maintenant.

– Écoute, peut-être bien que tu es ton fantôme, ou ma mauvaise conscience qui me travaille, ou une hallucination d’ivrogne qui me poursuit depuis que tu es mort, mais là, vraiment, tu ne me hantes pas : tu m’emmerdes !

– Mais Donut…

– Fous le camp ! hurle soudain Donnelli, tu m’emmerdes, c’est ma scène de crime !

– Quoi, qu’est-ce que j’ai fait ? demande la voix de Bleue-bite dans son dos. Vous voulez que j’attende dans la voiture ?

– Pourquoi ? s’étonne Donnelli en se retournant vers sa nouvelle équipière.

– Vous venez de me hurler de foutre le camp en ajoutant que je vous emmerde et que c’est votre scène de crime.

Donnelli reste interdit, puis se reprend en souriant à la jeune femme.

– Non, non, tu m’as mal compris Bleue-bite, j’ai dit bon sang, quelle merde cette scène de crime. Tu ne trouves pas que c’est chaotique ici, avec la ferrailleuse, ses chiens, la gamine, tout ça…

L’inspectrice Mankato le regarde droit dans les yeux.

– Vous mentez mal, inspecteur. Il y a quelqu’un d’autre avec vous ?

Sans répondre, d’un large geste de la main, il lui fait signe qu’elle peut vérifier par elle-même autant qu’elle veut. Et elle ne voit que des amoncellements de carcasses, des montagnes de pneus, des piles de jantes, une grue aimantée à soulever des chars d’assaut, et une presse monstrueuse capable de transformer les mêmes chars en packs de bière. Mais à aucun moment elle n’aperçoit Pfiffelmann, qui se moque d’elle en dansant la gigue en silence au milieu de tout ça.

– J’ai fait le tour, dit-elle en continuant de fouiller d’un regard suspicieux la pénombre autour d’eux. Ils sont passés par la ruelle entre Willets et la 127e, en face du hangar aux épices. Ils ont découpé le grillage et ils ont dû repartir par là. Il y a du sang à l’extérieur.

– Un des deux chiens de garde a arraché un bout de gras à un des agresseurs.

– Tant mieux, ça nous donnera son ADN. Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?

– On laisse la scientifique faire son boulot et on rentre.

– Je vous dépose au poste, ou bien chez vous si vous préférez ?

– Laisse tomber, Bleue-bite, je sais encore rentrer chez moi tout seul…

Chapitre 2

Donnelli entre chez lui sans allumer. Il traverse l’appartement et ouvre les rideaux de la baie vitrée qui donne sur la 42e. Son cœur chavire aussitôt du même bonheur triste. C’est comme ça à chaque fois. Son New York ! La bonne rue, le juste étage. Dix-septième ciel, bien mieux que le septième. Au-dessus du canyon étroit et sombre au fond duquel roule le torrent continu du trafic des gens laborieux. Et juste en dessous des sommets escarpés qui vont chercher, au-delà des terrasses, des soleils lumineux ou des lunes vertes qui lui filent des vertiges à l’envers.

Au ras des rues, la ville essaye de donner le change. Faire croire à la vie d’une communauté affairée à croître et prospérer, à créer des boutiques, des commerces et des négoces. À brasser ses populations et ses races. À construire des empires. Du business, des richesses, des dollars par milliards. Chacun, dans la cohue, est convaincu de participer à cet engouement frénétique pour l’argent. Celui qui permet de vivre. De survivre. La course de New York bat au rythme de ses pieds impatients. Et là-haut, c’est l’autre monde. Celui du rêve américain. Éthéré et tangible à la fois. Celui des grands bâtisseurs, des architectes audacieux, des capitaines d’industrie et des entrepreneurs sans peur. Celui des meeting rooms de directoires sous les pyramides vitrées qui coiffent les buildings. Des penthouses mirobolants dont la seule décoration coûte cent ans de salaire. Des jardins fous, panoramiques et suspendus dans les cieux. En bas, c’est l’appétit de la ville, en haut ce sont ses rêves, mais pour Donnelli, comprendre cette ville, c’est la regarder du dix-septième étage. Sentir son sidéral abandon, ses vertigineuses solitudes, derrière ses hautes parois fragiles de verre et d’acier. Une femme à son bureau, jusque tard dans la nuit, qui se croit seule dans l’immeuble éclairé. Elle travaille pour construire sa vie, et pourtant elle passe à côté à s’efforcer de le faire. Déjà que sa jeunesse s’est enfuie ! Un homme dix étages plus haut. Il croit mettre sa famille à l’abri, alors qu’il la perd à force de s’en absenter. La femme fatiguée, ailleurs, qui pousse son trolley de balais pour le ménage, autre solitude entre les leurs. C’est ça, la fascination de New York. Toute cette agitation qui ne se nourrit que de solitudes forcenées dans le fol espoir d’atteindre un jour les sommets jalousés de la fortune. Ou juste de ne pas se laisser ensevelir sous eux. Quand ils quittent leurs bureaux sans éteindre, l’homme et la femme descendent par le même ascenseur, sans se parler. Ils sortent de l’immeuble en silence et disparaissent sans se reconnaître, chacun de son côté, depuis des années. Et ils trimballent avec eux leur vie dans une bulle pour ne pas se cogner aux autres, comme des fantômes errants. Pourtant Dieu sait que Donnelli aime cette ville, si jamais Dieu, quel qu’il soit, en a jamais eu quelque chose à faire de l’amour des hommes pour autre chose que lui. Peut-être parce qu’il y est aussi solitaire que tous ces gens, et encore plus depuis la mort de Pfiffelmann. Peut-être aussi parce que dans cette ville où, par superstition, les promoteurs ne numérotent pas le treizième étage, lui a choisi d’habiter au dix-septième, le chiffre maudit des Italiens dont l’anagramme de l’écriture romaine se dit vixi en latin. J’ai vécu. Et si j’ai vécu, c’est que je suis mort. Comme Pfiffelmann est mort. Comme Novak est mort. Donnelli est bien d’accord avec ça. Tous ces gens-là sont déjà morts, se dit-il en contemplant la falaise de verre de l’autre côté de la 42e. Ils s’agitent, mais ils sont déjà morts. Comme lui.

Il reste longtemps à observer la façade d’en face, à espérer que quelqu’un, quelque part, l’observe lui aussi. Lui adresse un geste. Un simple signe de vie. Ou de reconnaissance. Puis il rentre à reculons dans l’ombre de l’appartement et se sert un long Lagavulin sans eau, sans glace. Et un autre pour Pfiffelmann. À chacun sa tournée, toute la nuit.

Quand sonne le téléphone, il hésite longtemps avant de décrocher.

– C’est moi, ça va ?

– Ça va…

– Tu bois ?

– Je trinque.

– Avec lui ?

– Oui…

– Moi aussi. Tu ne viens pas ?

Une envie de pleurer le prend à la gorge. Ce monde est misérable, qui prend la vie de tous ses amis, qui laisse le corps d’une gamine se faire déchiqueter par les chiens, et qui le pousse vers le lit de Laureen, la veuve de Pfiffelmann. Ce monde est misérable. Et lui-même le devient.

– Non, pas ce soir…

Commander Manhattan Sunset