Prologue

Perché sur son sommet, Jim contemple bien haut l’étendue multicolore qu’il appelle son jardin. Des collines de déchets accumulés dans une anarchie devenue presque esthétique au fil des ans. Avec l’aide du vent et de l’attraction terrestre, les tas de détritus se sont mués en de multiples pyramides colorées faites de ferrailles, de plastiques et de divers rebuts de matériaux agglomérés. La plus grande décharge sauvage à ciel ouvert de France, les hectares de la honte comme on le murmure dans la région et jusque derrière la frontière belge qui la jouxte de trop près.

Mais pour Jim qui scrute l’étendue vallonnée depuis son point culminant, c’est le plus bel endroit de la terre. D’aussi loin qu’il se souvienne, c’est l’unique jardin qu’il ait connu. Les enfants aiment les jardins, il l’a entendu quelque part. Et la vieille Sara, qui sait tout, lui a dit qu’il était un enfant, qu’il devait avoir entre dix et douze ans, sûrement. Et quand on lui demande son âge, c’est ce qu’il répond. « Je suis un enfant, j’ai entre dix et douze ans, sûrement. »

C’est la vieille Sara qui veille sur lui. Et d’autres dans le camp. Tous ceux qui l’aiment bien et qui lui demandent « comment va le petit Jim aujourd’hui ? » quand il galope à pleine vitesse sur les chemins de terre entre les tentes et les cabanes plantées çà et là. Il adore courir, filer à vive allure jusqu’à ce qu’il s’envole presque.

Maman Jeanne, celle qui vient parfois au camp pour lui lire des histoires et distribuer de la nourriture, lui a raconté les aventures d’un héros qui vole, avec sa cape et son armure, et qui sauve les gens. Sur son sommet brinquebalant de ferraille rouillée et de plastique, Jim aussi porte sa cape et son armure.

Il a découpé le grand carré de tissu dans une vieille couverture et son armure patiemment modelée étincelle sous le soleil flamboyant au milieu de son ciel sans nuage. Ses brassards et jambières se composent de boîtes de conserves ficelées et sa cuirasse argentée est faite de tôle ondulée martelée qui épouse maladroitement son buste et son dos. Il a ajusté tous les éléments pièce après pièce pour devenir à son tour un héros puissant et masqué. Même ses baskets usées sont plongées dans des chaussettes à l’armature composée de centaines de petits écrous. Et sur sa tête, une vieille marmite à confiture, transformée en un casque de cuivre orné de grosses vis à métaux, lui donne une allure à la fois majestueuse et inquiétante.

Jim savoure l’instant. Dans quelques secondes, il s’élancera sur la pente bancale de sa colline de débris, bondissant de carcasses en carcasses, s’envolant dans un bruit de ferraille, le vacarme rassurant du héros qui rapplique. Avant le grand saut, il jette un coup d’œil derrière lui, vers le camp aussi terne et plat que sa belle décharge est bariolée et vallonnée. À la vue de ces centaines de tentes et constructions bancales qui scintillent sous le soleil trop chaud, ces abris incertains qui ne les protègent qu’à peine, il ne ressent pas cette fois l’étrange tristesse qui le saisit certains jours. Parce qu’il va les sauver, tous.

Grâce à la décharge, sa grande famille sera bientôt à l’abri. Demain, il dévoilera son secret et avec l’argent qu’on lui offrira, il transformera ces refuges branlants en maisons et on n’entendra plus le soir le murmure insupportable des sanglots qui bourdonnent dans la nuit. Il sera le héros. On criera « Jimcaale ! Jimcaale ! » en soulevant son corps de métal dans les airs pour célébrer ses exploits.

Il s’élance. Au bout de quelques enjambées maladroites, alourdi par son armure, la vitesse régule sa course et il se met à bondir sur la pente irrégulière. Sa cape vole derrière lui et sous son casque de cuivre résonne son rire enfantin. Rien ne peut l’atteindre, il est invincible, il est Jim, le super-héros que le monde attendait. Ses pieds n’effleurent plus qu’à peine les débris qu’il survole et l’air siffle dans son casque. Il gonfle parfois sa cape pour mieux se propulser et sentir le vent se dérober sous lui. Il rit de plus en plus fort, transporté par un bonheur qui voit loin : demain tout ira mieux.

Parvenu en bas de la colline, son élan le fait courir encore quelques mètres avant que le poids de son attirail ne le ralentisse jusqu’à l’arrêter complètement. Jim reprend son souffle, satisfait de sa descente fulgurante. Les mains sur les cuisses, il courbe le dos en contemplant ses pieds couverts d’écrous. Dans la petite télévision du camp, il a vu des coureurs de marathon qui se reposent dans cette posture.

Un bruit attire son attention. Ce n’est pas le grincement du métal et du plastique qui plient sous la chaleur, cette plainte lancinante qui envahit la décharge les jours de canicule quand les objets imbriqués s’écrasent les uns contre les autres dans un geignement qu’on dirait douloureux. Ce n’est pas non plus un rat ni un corbeau qu’il a l’habitude de côtoyer dans la décharge, c’est un bruit de pas, une démarche hésitante. Il contourne la colline qu’il vient de dévaler et découvre une silhouette dressée devant lui, sous le soleil. L’ombre à contrejour semble l’attendre, immobile. Jim plaque une main sur son front pour protéger ses yeux éblouis, mais son casque l’empêche de voir. Il se demande qui a eu l’idée de s’aventurer si profondément dans la décharge.

L’ombre lève alors un bras et le soleil disparaît un bref instant derrière la main tendue vers le ciel, laissant juste le temps à Jim d’identifier ce visage qu’il connaît. Puis la main s’abat et le garçon s’effondre. Un liquide froid se répand sous son casque en même temps qu’un voile opaque embrume ses rétines.

Il sombre dans une torpeur profonde, le cœur heureux parce qu’il est un héros et qu’il sauvera tout le monde, y compris l’ombre qui ne voulait pas lui faire de mal. Elle s’est trompée, elle l’a pris pour un autre, il en est certain. Jim laisse le lourd sommeil s’emparer de son petit corps d’enfant entre dix et douze ans, sûrement. Un sommeil, il ne le sait pas encore, qui ne durera que six jours. C’est tout le temps qui lui reste pour sauver le monde. Car au matin du sixième jour, Jim sera mort.

Chapitre 1

Jour 1

Je contemple le petit étui métallique qui voltige entre mes doigts. Je suis devenu assez doué pour faire la toupie entre l’index et le majeur. Vais-je reprendre un carré de chocolat ou me décider à réduire ma consommation ? Je soupire. C’est un leurre de croire qu’on se libère du tabac. Ces carrés de chocolats noirs millésimés, je peux me convaincre que je les savoure, que je les suçote… La vérité, c’est que je les fume. J’apprécie bien plus le manque vaguement comblé que le goût amer du cacao d’exception.

— C’est vous ?

Je lève la tête. C’est une curieuse entrée en matière. Elle a le sourire engageant de celle qui veut bien faire, c’est sûrement elle aussi. Nous avons rendez-vous.

Elle s’assoit à côté de moi sur le banc sans rien ajouter et pendant un long moment, nous observons ensemble l’étui à cigarettes rempli de chocolats que je continue de faire tourner entre mes doigts. Regarder dans la même direction, c’est le début d’un lien.

Elle détourne finalement les yeux et s’intéresse aux alentours. Je ne peux pas lui en vouloir, le Jardin des Plantes par un jour de soleil est plus agréable à contempler que ma démonstration acrobatique bas de gamme.

Solange Kernadec est jolie, même du coin de l’œil. Elle paraît quarante ans mais doit avoir un peu plus parce que les belles femmes ont toujours un peu plus que leur âge. Elle a le charme des flegmatiques, les yeux rieurs rassurants et le sourire en coin serein. Je suis content que ce soit elle. Si je dois en arriver là, je préfère autant que ce soit elle.

— Je peux vous appeler Solange ?

Elle hoche la tête en souriant. Elle allait parler, je l’ai devancée de peu.

— Le commissaire Grosset dit que vous êtes surtout paléontologue.

— C’est une question ?

— Je comprends qu’on s’intéresse aux dinosaures, ce sont des monstres rassurants, réels mais bien morts. Alors que les bêtes légendaires, on ne s’en débarrasse jamais complètement. Le monstre du Loch Ness, la bête du Gévaudan, le yéti… ils refont surface à l’occasion. Mais personne n’a jamais juré avoir aperçu un ptérodactyle survoler le plateau ardéchois.

Un couple passe tout près et la femme éclate de rire. L’hilarité facile des parcs ensoleillés.

— Je comprends qu’on s’intéresse aux dinosaures mais…

— Vous n’en êtes pas un.

Pas dans le sens paléontologique du terme, en tout cas. Je m’abstiens de le penser à haute voix.

— Ce qui n’a pas empêché le commissaire Grosset de me conseiller de vous rencontrer.

— Et vous avez accepté.

— Je suis curieux.

Je sens que je ne l’ai pas dit comme il faut. Solange me regarde en biais en se demandant si je fais référence à mon appétence pour l’inconnu ou à mon étrangeté. Je me remémore les mots du commissaire Grosset, avec sa façon qu’il a de prendre soin des gens sans cesser de les engueuler.

— Douve vous a mis un coup, Hugo. Je comprends que vous ne vouliez pas voir de psy. Fouiller dans le subconscient d’un flic, ça revient à creuser un trou dans le sable à marée haute. Mais vous ne pouvez pas rester comme ça, neurasthénique comme un ocelot en captivité. Vous devez parler à quelqu’un. Tenez, c’est la carte de Solange Kernadec, appelez-la de ma part, elle est paléontologue.

Je l’avais appelée pour ne pas décevoir le commissaire qui avait la mine inquiète, et puis parce que j’étais certain que Solange refuserait poliment. Mais le commissaire Grosset n’est pas du genre à se fier au hasard. Il avait tout prévu.

Solange Kernadec avait eu une brève liaison avec un cousin du commissaire, écourtée par la mort inattendue de celui-ci au cours d’un accident de chien de traîneaux en Finlande. Une façon inédite de quitter le monde qui en faisait un sujet de discussion fréquent au cours des dîners chez les Grosset. Et comme Solange Kernadec n’était pas restée unie au cousin suffisamment longtemps pour gagner le titre de veuve, mais qu’elle avait la sympathie de tout le monde, on lui avait attribué le grade honorifique d’« amie de la famille ».

C’était le commissaire qui m’avait raconté en détail toute l’histoire sans que je comprenne bien où ça nous mènerait.

— Le commissaire Grosset dit que vous pouvez m’aider.

— Je m’intéresse à l’éthologie. J’étudie le comportement des dinosaures. Je cherche à savoir si on peut imputer leur disparition en partie à une certaine forme d’autodestruction. Mes notions de psychologie sont restreintes, et concernent surtout le domaine de la psychologie évolutionniste.

Je me demande si mon problème pourra se régler à travers le spectre du darwinisme.

— Un paléontologue étudie des os vieux de plusieurs millions d’années et en tire des conclusions. C’est à la fois frustrant et rassurant que les dinosaures ne puissent pas y trouver à redire. Je n’aurai pas besoin de manipuler votre tibia, Hugo, pour savoir de quoi vous êtes fait, il suffira que vous m’expliquiez. C’est la raison pour laquelle j’ai accepté. Vous avez besoin d’abstraction pour sortir de votre quotidien de policier, j’ai besoin de concret pour ne pas me laisser dévorer par mes fantômes de dinosaures.

Voilà donc le deal qu’avait imaginé Grosset. Au fond, le commissaire est un visionnaire, un homme capable de comprendre qu’à ce moment du cycle de l’humanité, un flic en perdition et une paléontologue pragmatique peuvent se sauver mutuellement. Alors je raconte Douve à mon éthologiste, dans les grandes lignes, ce que j’ai vu là-bas, mes parents, mon histoire, et surtout, la bille.

— La bille ?

— Oui. Elle vient se poser au sommet de mon crâne en même temps qu’une pensée qui refuse de se dévoiler. Puis elle entame sa descente sur une rampe. Jamais la même. Elle s’élance parfois à pleine vitesse, parfois très lentement, et elle passe par toutes sortes d’obstacles qui la ralentissent et la nourrissent à la fois. Elle va par exemple cogner un pan de bois qui va renverser une tasse d’eau qui va elle-même propulser la bille plus loin. Je la laisse poursuivre sa course le temps qu’il faut, quelques minutes ou quelques jours, je l’oublie dans un coin de mon cerveau, jusqu’à ce qu’elle réapparaisse et frappe la cloche.

— Quelle cloche ?

— Celle qui fait « ding » en même temps que la pensée se dévoile. Avec le temps, ma bille s’est renforcée. Elle est plus fiable, même si elle n’est pas rapide. Elle ne le sera jamais. Ce n’est pas son objectif. La bille, ce sont mes pensées qui s’ordonnent pour m’en livrer une autre plus grande, plus essentielle.

J’ouvre la boîte en métal et j’en sors un carré de chocolat que je glisse dans ma bouche. Je le laisse fondre lentement en contemplant le sol sablonneux à mes pieds. Solange vient de réaliser que mon étui à cigarettes est à chocolat.

— Depuis Douve, la bille a disparu.

Nous nous levons en même temps, comme si l’inflexion de ma voix était une invitation à quitter notre banc. Nous marchons dans les allées du jardin sans prononcer un mot, profitant de la bonne humeur environnante pour nourrir le silence. La promenade nous mène jusque devant les serres tropicales à travers lesquelles on devine des feuilles géantes qui semblent vouloir traverser le plafond pour s’enfuir dans la ville. Solange salue le gardien qui nous laisse entrer en affichant un sourire complice.

— Je vais vous montrer quelque chose.

Je suis la paléontologue dans la jungle humide. Nous avançons entre les plantes immenses, dépassant parfois un couple de touristes immortalisant des lianes ou une feuille particulièrement impressionnante. C’est un étrange souvenir de Paris qu’une photo de plante de la forêt amazonienne.

Solange s’arrête brusquement sur le petit chemin. Elle scrute les alentours, l’air subitement soucieux, et elle s’engouffre entre les fougères géantes en me tirant par la main. Nous marchons quelques mètres dans la terre boueuse avant de parvenir à un petit espace dégagé entre les lianes. Deux fauteuils nous attendent ainsi qu’une petite table sur laquelle sont empilés des livres.

— C’est mon jardin secret. Au sens propre comme au figuré.

Je souris, satisfait. Je tourne sur moi-même, nous sommes encerclés par ces arbres étranges, à l’abri des touristes, totalement enfoncés dans la forêt tropicale du cinquième arrondissement de Paris. Solange m’invite à m’asseoir et j’obéis avec délectation, attrapant un livre au hasard que je feuillette machinalement, surtout pour avoir la sensation de profiter.

— On s’échange des services avec les botanistes… Le chef fait collection de fossiles. Je viens quelquefois me ressourcer ici. Quand je sens que les dinosaures m’échappent.

Je pense à ma mère, elle adorerait travailler dans ce coin de paradis. Je l’imagine avec son stylo plume, écrivant sur la petite table, puis je reprends un carré de chocolat. Ma consommation est trop importante, je n’aurais pas dû penser à ma mère. D’autant que je vais en avoir souvent l’occasion dans les jours à venir.

Le commissaire Grosset, qui pratique une ingérence invasive mais bienvenue dans mon quotidien, lui a dégoté un rendez-vous avec un grand spécialiste de la maladie d’Alzheimer. Son cabinet est à Lille. Il affirme que de nouveaux traitements prometteurs sont en passe de ralentir le processus dégénératif.

— Pourquoi la bille ne vient plus, d’après vous ?

Je chasse ma mère de mes pensées pour retrouver l’agréable compagnie de Solange. Je me sens bien auprès d’elle, encore plus depuis que nous sommes dans sa jungle.

— Je n’ai jamais su pourquoi cette bille était là, alors c’est difficile de comprendre ce qui l’a fait partir. Il faut qu’elle revienne, je ne vaux pas grand-chose comme flic quand elle n’est pas là. Je pars à Lille demain. On peut se revoir à mon retour dans une semaine ?

Elle sourit.

— En paléontologie, une semaine, ce n’est rien.

— Dans la police, c’est une éternité.

Personne n’entend les hurlements de Gao Cheng. Ses plaintes déchirantes ponctuées de sanglots se perdent dans la vaste décharge, couvertes par le sempiternel grincement des monticules brinquebalants chauffés par le soleil. Il ne peut se résoudre à laisser Jim tout seul, à l’abandonner au milieu de tout ce sang.

Il doit réfléchir à ce que son ami ferait à sa place. Son meilleur ami, la seule personne qui ne lui dit jamais combien il est bête, le seul qui ne l’a jamais appelé « cet imbécile de Gao Cheng ». Et aujourd’hui il maudit le ciel qui l’a rendu trop idiot, incapable de savoir comment sauver son ami Jimcaale.

Il n’a pas le choix, il doit le laisser tout seul et courir jusqu’au camp pour demander de l’aide. Il traîne le corps inanimé, l’assoit contre un reste d’armoire vermoulue et place quelques emballages plastiques sous sa tête toujours casquée.

Il court ensuite aussi vite que possible, comme Jim le lui a appris, en sautant par-dessus les obstacles jusqu’à avoir la sensation de voler. Il aperçoit bientôt la vieille Sara en bordure du camp.

Elle observe, méfiante, la ligne impeccable des CRS protégeant la poignée de policiers en civil. Derrière eux, encore, quelques journalistes espèrent un scoop. La vieille Sara écoute les hommes s’insurger dans un brouhaha d’insultes et de supplications qui adressent un même message : comme si on avait besoin de ça. Elle est venue aussitôt qu’elle a entendu les premières protestations. D’expérience, elle sait que les coups pleuvent moins quand une femme, âgée de surcroît, se place entre les combattants.

On raconte autour d’elle que la réserve alimentaire du Secours populaire a été pillée. Leur seule réelle source de nourriture qui ne tarit presque jamais et qui est installée à l’orée du camp, au bord de la route. Avec une petite cuisine pour ceux qui n’ont pas de réchaud dans leur abri.

Des voix énervées accusent la police de ne pas être intéressée par ce vol, le ton monte entre des hommes du camp et les forces de l’ordre. Les CRS sont déjà sur place, les inspecteurs de Lille ayant anticipé les risques.

L’un de ces hommes en armure attire l’attention de la vieille Sara. Il tremble. Il a peur, songe-t-elle. Sous sa visière elle ne voit pas son visage, mais elle l’imagine jeune. Elle lève les yeux au ciel. Voilà plusieurs jours qu’il fait beaucoup trop chaud, la sueur coule sur les visages, les figures transpirantes ne sont pas rougies seulement par la colère. Le soleil ne caresse pas toujours de ses rayons dorés, il attise, il agresse. Elle aurait voulu calmer la fureur des hommes autour d’elle, des garçons gentils mais que la colère a embrasés. Elle prie pour qu’il se passe quelque chose, n’importe quoi qui empêcherait ces gamins de faire une bêtise.

Elle entend à cet instant des cris désespérés qui viennent de la décharge. Elle tourne la tête et découvre Gao Cheng courant dans sa direction. Les hommes cessent leurs suppliques, saisis par la voix déchirante du gamin. Même les impeccables CRS inclinent la tête à la recherche de l’origine de ces hurlements déchirants, tout comme les inspecteurs derrière eux et les journalistes en bout de ligne.

— Aidez-le, il faut l’aider ! Il y a du sang partout !

Gao Cheng se jette dans les bras de la vieille Sara en sanglotant. Elle lui tapote le dos en l’encourageant à s’expliquer. Elle connaît le jeune Chinois depuis longtemps et sait qu’il est inutile de le bousculer. Son esprit n’est pas vif et il ne parvient pas toujours à s’exprimer correctement. Gao Cheng regarde la vieille Sara les yeux emplis de larmes.

— Jimcaale…

La petite femme devient blême et s’accroche à l’adolescent pour ne pas tomber. Gao Cheng remarque alors l’alignement des CRS et l’espoir lui redonne le sourire. Il quitte les bras de la vieille Sara pour courir vers les policiers qui sont certainement venus sauver son ami. Il hurle à s’en brûler les cordes vocales.

— Il est dans la décharge !

La vieille Sara sort de sa torpeur trop tard pour retenir l’adolescent. Il s’est déjà élancé vers les CRS en les suppliant. Dès qu’il est tout près de la ligne de défense, le jeune soldat tremblant dans son armure de plastique avance d’un pas et frappe, un coup net et puissant. Gao Cheng s’effondre sans un cri.

Plus personne n’ose bouger. La violence du geste aussi soudain que précis a figé la foule. Le jeune CRS qui a porté le coup tombe à genoux, incapable de supporter les tremblements de son corps. Le plastique noir et poli de son armure étincelle au soleil. Il enlève son casque et plonge la tête dans ses mains.

Bergeron me fait signe de les rejoindre quand je passe devant la salle de repos. En franchissant la porte, je découvre un amas de flics hilares serrés derrière un écran de téléphone. Chloé Vidal agite la main pour que je vienne agrandir le cercle à leurs côtés. Elle a intégré l’équipe il y a trois mois et j’ai parfois l’impression qu’elle était déjà là quand je suis arrivé. Certains ont le don pour faire plus que se fondre, pour se rendre indispensables en un temps record.

Même le commissaire Grosset qui répète souvent « je ne sais pas comment on ferait sans Vidal » semble avoir oublié qu’on a fait sans elle pendant de nombreuses années. Je dois reconnaître qu’elle est impressionnante. Un mètre cinquante d’énergie débordante. Elle a réussi à mettre une âme dans un bâtiment terne qui sent le linoléum et la transpiration.

Je me joins au groupe pour tenter de camoufler mon indélébile penchant pour la solitude. Bergeron m’intègre.

— C’est la finale, ils doivent préparer un repas complet sans gaz ni électricité. Le type de gauche, il a tenté d’utiliser un batteur à piles en cachette, les jurés débattent pour savoir s’ils le disqualifient.

Mon père répétait souvent qu’il ne comprenait pas le succès du sport à la télé ni des films pornographiques, que dans les deux cas, c’était surtout amusant pour ceux qui sont sur le terrain. Je me demande ce qu’il aurait pensé de ces émissions culinaires. Regarder des gens s’extasier sur des plats qu’on ne peut ni goûter ni sentir.

Je pense déjà comme mon père et je ne suis qu’à moitié vieux. Je soupire. Ma bille me manque, surtout ses rebonds intérieurs qui me donnent la sensation de vivre. Je m’éteins sans elle. Je ne sais pas si la forêt amazonienne du cinquième arrondissement et ma paléontologue vont réussir à me redonner la bille.

Le commissaire Grosset continue de m’expliquer les derniers rebondissements culinaires pour que je saisisse bien l’enjeu. Il résume comme il décrirait un crime en cours avant de nous envoyer sur le terrain, pour s’assurer de capter mon attention. Il n’a pas oublié que demain j’emmène ma mère à Lille, il veut me changer les idées avec du dérisoire. Je prétexte une paperasse urgente pour m’éclipser et rejoindre mon bureau que je partage désormais avec Bergeron.

Je m’enfonce dans le siège à roulette en contemplant l’horizon qui s’étend jusque derrière le bureau métallique de l’inspecteur, à environ quatre mètres. Je sursaute quand une tête pointe au-dessus de son ordinateur.

— Désolée inspecteur, je voulais pas vous filer un infarctus. Votre collègue m’a autorisée à utiliser son ordinateur le temps de la finale de Toque toc.

Tout le monde à la brigade l’appelle Lulu la stagiaire. Peut-être pour Lucie. Ou Ludivine. Elle est étudiante en droit et reste au commissariat quelques mois, le temps de finir son projet. Elle m’a expliqué le premier jour de quoi il s’agissait mais j’ai oublié.

— Vous êtes toujours sur votre projet ?

— Plus que jamais.

Elle pianote, concentrée. Je regarde par la fenêtre en me massant la main gauche entre le majeur et l’annulaire. Je fais rouler la petite bille de plomb qui est logée là, souvenir d’une partie de chasse dont j’étais le gibier. J’ai envie d’une bière alors j’allume la radio pour penser à autre chose.

Je passe en revue la liste des prétextes pour ne pas partir dans le Nord demain avec ma mère, jusqu’à ce que la voix du présentateur me tire de ma mauvaise foi. Il est justement question de Lille. Le journaliste évoque une émeute près de la frontière belge dans ce que certains appellent ironiquement, du côté de Lille, la Terra nullius. De sa voix neutre, il explique que cette locution latine désigne une zone de territoire qui n’appartient à aucun État. Dans les faits, cette terre indésirable composée d’une gigantesque décharge accolée à un bidonville serait plutôt en France, même si la Belgique en aurait discrètement déplacé les limites au fil des ans. Le journaliste conclut son explication de géopolitique minimaliste en donnant le véritable nom de la ville où s’est développé ce no man’s land peuplé, mais la voix de Lulu vient couvrir celle du présentateur.

— Si ce que je pense avoir découvert est vraiment ce que je crois…

Lulu la stagiaire rayonne. Je ne sais pas quoi répondre alors je me contente d’un sourire encourageant pour ne pas saper son enthousiasme. Et puis j’aimerais savoir ce qui se trame à la frontière franco-belge.

— Bingo !

Il existe donc des jeunes filles de vingt-quatre ans qui disent encore bingo pour célébrer une découverte.

— Je suis contente que vous soyez là, inspecteur, parce que j’avais prévu de vous en parler en premier… Pardon, il faut que je reprenne mon souffle, je crois que je viens de faire une découverte… Comme je sais que vous aimez bien les trucs bizarres…

J’ai cru voir un éclair d’admiration dans ses yeux, je ne suis pas certain pourtant que cette réputation soit tellement une bonne chose.

— Vous vous souvenez de ce que je vous avais dit à propos de mon projet ?

J’aimerais répondre que oui, évidemment, mais je n’ai aucun talent pour le mensonge et quand je tente, j’empire. Je me contente d’appuyer mon sourire crispé.

— Eh bien en récoltant les infos nécessaires à ma base de données sur l’ensemble des meurtres commis dans le pays… j’ai mis le doigt sur un détail étrange. Au cours des enquêtes sur trois meurtres sans aucun lien entre eux et ayant été commis à des époques différentes et dans des régions différentes…

Le journaliste est revenu sur l’émeute près de Lille. Il explique qu’elle s’est ponctuée par une bavure policière sur un adolescent assommé d’un coup de matraque, doublée de la découverte du corps inanimé d’un enfant dans la décharge jouxtant le camp. Sale temps pour les mineurs, commente-t-il de sa voix toujours neutre.

— Antoine Dupuis est cité les trois fois comme témoin direct des meurtres. Après vérification, il ne s’agit pas d’un homonyme mais bien de la même personne. Même adresse, même pièce d’identité. Quelle est la probabilité d’assister à trois meurtres qui n’ont rien à voir et sans qu’on ne soit suspect pour aucun des trois ?

Le bulletin d’information conclut le fait divers en expliquant que l’enfant, un certain Jimcaale, aurait reçu un coup violent sur la tête alors qu’il portait une marmite à confiture cloutée en guise de déguisement de chevalier.

Quelque chose craque dans mon cerveau. Comme une braise qui explose dans un feu de cheminée. Je ferme les yeux et respire lentement. Il y a de l’agitation sous ma boîte crânienne. On est loin de la bille, c’est plutôt une friction, un déclencheur sans rien derrière. Un coup de kick sur une moto en panne ou une allumette qui se casse au moment où on la frotte. Qu’est-ce qui a provoqué ce démarrage souffreteux ? Lulu la stagiaire ou le journaliste ?

— Antoine Dupuis s’est retrouvé sur les lieux des trois crimes au moment où ils étaient commis. Et aucun juge d’instruction ne l’a remarqué. Inspecteur ? Tout va bien ?

J’attrape mon petit carnet au fond de ma poche et je griffonne quelques notes. Jimcaale, marmite cloutée, chevalier, Antoine Dupuis, trois meurtres, témoin. Je contemple mon résumé en espérant une réaction.

— Vous voulez un verre d’eau ? Vous êtes tout pâle…

J’ouvre mon étui à chocolat sans quitter des yeux la page du carnet. Lulu la stagiaire s’est précipitée dans le couloir. Je l’entends crier au loin.

— Commissaire, venez vite, l’inspecteur Boloren a l’air bizarre.

La réponse de Chloé Vidal fuse, naïve, franche.

— Plus que d’habitude ?

Il y a des rires et le commissaire Grosset engueule tout le monde. Il parle d’esprit de famille ou quelque chose d’approchant. Je n’écoute qu’à moitié, je relis mon griffonnage en boucle pour refaire craquer l’allumette. C’est ma paléontologue qui m’a conseillé de me munir d’un carnet, pour noter mes pensées en attendant la bille. J’étais sceptique parce que j’ai déjà une poche pleine avec mon étui à chocolat. J’aimais bien l’idée de garder l’autre disponible au cas où. On trouve parfois des trucs intéressants en déambulant, il vaut toujours mieux avoir une poche prête à accueillir un trésor.

— Tout va bien, Hugo ?

Le commissaire Grosset se tient dans l’embrasure de la porte.

— Je me suis pris un coup d’hyper réalité sur le crâne, une sensation d’essentiel. Il y a eu Antoine Dupuis trois fois témoin et Jimcaale l’assommé alors qu’il avait une marmite cloutée sur la tête. Mon attention a été aspirée par ces deux éléments. On dirait que mon instinct me souffle que c’est important. C’est peut-être une chance unique de redevenir moi-même, commissaire.

— Demain, vous partez à Lille, Hugo. Vous verrez tout ça en rentrant.

— Vous connaissez le commissaire de la PJ de Lille ?

— Qu’est-ce que vous mijotez, Boloren ?

Quand j’emmène ma mère se faire soigner, je suis Hugo et quand je mijote, c’est Boloren. J’ai envie de le lui faire remarquer mais je ne suis pas en train de le mettre d’humeur. La finale de Toque toc se poursuit sans lui à cause de moi.

— Jimcaale, c’est sûrement la PJ de Lille qui va être dessus. Un gamin dans un no man’s land peuplé, à la frontière belge…

— Et votre mère ?

Grosset connaît donc le commissaire lillois. Il connaît tout le monde.

— Je veux juste jeter un œil.

Il bouge son menton de gauche à droite. C’est sa façon de jauger les problèmes. Une mastication latérale avant digestion des sujets contrariants.

L’inspecteur Raphaël Desreumaux écrase en vain sa rotule à deux mains, rien n’y fait. Son genou rebondit dans une oscillation de stress ingérable. C’est une journée qu’il aurait préféré éviter. Passer directement d’hier à demain et se débarrasser d’aujourd’hui. Le CRS qui craque, le jeune Chinois assommé avant d’avoir pu dire ce qu’il avait vu, le petit Jimcaale entre la vie et la mort…

Le docteur Huc est en train de l’ausculter, il évalue l’étendue des dégâts. Tout le monde a vu le visage du médecin quand il a jeté un œil au gamin en armure, alors qu’on le faisait rouler dans son brancard. À la radio, les journalistes se sont contentés de ce regard pour évoquer un « pronostic vital engagé ». Parce que c’était exactement la tête que faisait le médecin, une tête de pronostic vital qui ne vaut pas tripette.

Mais une impression ce n’est pas une auscultation. Alors Raphaël attend dans le couloir qui sent la javel, sur sa chaise en plastique usée, la jambe en marteau piqueur.

Il devine le jeune CRS plus loin, sur sa gauche. Il est dévasté, il sanglote sans s’arrêter. Bientôt il n’aura plus un gramme de flotte dans le corps, songe l’inspecteur. Le CRS campe devant la chambre du Chinois, rongé par le remords. Il lui a mis une bonne trempe. Il réclame de ses nouvelles, mais le médecin attend les parents. C’est logique de leur donner la primeur plutôt qu’à celui qui l’a mis dans cet état. Raphaël l’observe avec compassion. La presse, les associations, l’IGPN… Le CRS va sacrément tendre la joue gauche dans les semaines à venir. En voilà un qui n’aura sûrement pas demain la nostalgie d’hier. Il y a des jours qui n’en valent pas la peine. C’est ce que répète Loraine, sa femme, durant les périodes où la dépression la ronge d’un appétit particulièrement féroce.

Il n’aime pas l’idée que certains jours mériteraient de ne pas être vécus, la vie est trop courte pour en jeter des morceaux. Même s’il comprend, surtout au cours de ces épisodes où il observe, impuissant, tout le poids de la douleur qu’elle trimballe sans pouvoir s’en défaire. Quand même, il préfère croire que chaque jour est bon à prendre, qu’il y aura toujours du positif à en tirer.

Raphaël Desreumaux s’abstient de tourner la tête à droite. Il sent le regard de la vieille Sara, inquiète, en colère. Elle a dit aux ambulanciers qu’elle était la mère du petit Jimcaale, personne n’a osé la contredire, même si elle devait avoir déjà plus de soixante ans quand Jim est né.

On n’avait pas le cœur à conduire le gamin à l’hôpital sans une main familière dans la sienne. Et elle est probablement ce que le petit connaît qui ressemble le plus à une mère. Il faudra qu’il l’interroge, la vieille Sara. Pas maintenant, pas avant que le médecin ne se soit prononcé.

Son portable vibre au fond de sa poche. Il l’attrape tant bien que mal avec son genou qui le fait trembler de partout. Il décroche sans attendre quand il voit apparaître le nom de Côme Lasselin sur l’écran. Collègues quand ils sont au charbon, amis en dehors des heures de boulot.

— Salut Raph, a priori, la barre de métal trouvée à côté du gamin est bien l’arme qui a servi à l’assommer. On a trouvé du sang. La Scientifique est déjà dessus, on attend la confirmation. D’après un gars du labo qui s’y connaît en moto, ce serait une béquille. Genre grosse cylindrée. Des nouvelles du môme ?

— Pas encore. Je te rappelle, le médecin arrive.

L’inspecteur se lève en rajustant son costume trop grand. Il est persuadé que les costumes le vieillissent, qu’ils lui donnent ses vingt-huit ans que sa tête de blondinet lui refuse. Alors qu’en flottant dans son costard, il empire l’effet. On dirait qu’il l’a emprunté à son père.

Raphaël et la vieille Sara jaugent la mine du docteur Huc. Elle n’est pas moins sombre. Ils retiennent tous les deux leur respiration en attendant le verdict.

— Jimcaale a une vilaine blessure à la tête. Le sang s’est largement répandu dans la boîte crânienne. Pour l’instant, il est en vie, mais il y a peu de chances qu’il le reste longtemps. Je suis désolé.

— Peu de chances ?

La vieille Sara a posé la question du bout des lèvres. Il y a des subtilités de la langue française qu’elle ne maîtrise pas encore. Comme la litote cynique.

— Je suis désolé, madame. Il ne se réveillera pas.

La vieille dame secoue la tête pour signifier qu’elle a compris. Elle ne pleure pas. Elle encaisse. Elle en a vu d’autres, même si, quand même, un môme massacré dans une décharge sauvage, elle a beau chercher dans ses souvenirs les plus sombres, il a sa place sur le podium.

— Je vais avoir besoin de son casque, Docteur. Et de toute son armure. Je dois les faire parvenir à la police scientifique.

— J’ai réparti les différents éléments dans des sachets de stérilisation.

L’inspecteur hésite quelques secondes puis il se tourne vers la vieille Sara.

— Je dois vous poser quelques questions. Nous serons mieux au commissariat.

— Je veux d’abord savoir comment va Gao Cheng. Ensuite, je vous accompagne.

Un couple de Chinois d’une quarantaine d’années déboule au bout du couloir en gémissant des phrases en mandarin à l’infirmière qui les accompagne. Elle s’excuse de ne pas comprendre ce qu’ils racontent et tente de leur expliquer que le médecin qui s’occupe de leur fils va les recevoir. Ils doivent attendre dans le couloir. Leurs téléphones sonnent sans discontinuer, ils répondent à peine, distraits par la douleur, expédiant leurs interlocuteurs à l’aide de quelques mots qu’on devine douloureux.

La vieille Sara vient à leur rencontre d’un pas lent. Le couple cesse de s’agiter et observe cette toute petite femme voilée qui se dirige vers eux. Elle a un regard doux, un visage qui console.

— Je connais bien Gao Cheng, il est très ami avec mon Jimcaale. C’est un gentil garçon, votre fils.

Le couple en pleurs secoue la tête. Ils ne comprennent rien de ce que leur raconte cette dame au petit visage ridé et rond qui dépasse d’un voile sombre. La vieille Sara sort un téléphone de la poche de sa grande robe ample et leur montre une photo de Jimcaale souriant dans son costume de super-héros.

Le flottement de l’incompréhension disparaît quand un médecin sort de la chambre de Gao Cheng. Il rassure les parents d’un geste d’apaisement. Leur fils est en vie, il va s’en sortir. Ils l’ont plongé dans un coma artificiel le temps de soigner son traumatisme crânien. Le CRS recommence à pleurer de plus belle, soulagé et honteux. Les parents remarquent alors sa présence. La mère comprend qui il est et se jette sur lui en le frappant et en l’insultant en mandarin. Raphaël Desreumaux se précipite pour la retenir. Le CRS a les yeux fermés, il tend son visage pour mieux recevoir les coups. Avec l’aide du mari, l’inspecteur parvient à calmer la femme. Le CRS se lève, tremblant, il regarde les parents et murmure « je suis désolé » d’une voix sans force.

La vieille Sara se tourne vers le docteur Huc.

— Jimcaale vit encore ?

— Ses organes fonctionnent, il est sous respiration artificielle, mais il ne se réveillera pas.

— Combien de temps vous pouvez le garder comme ça ?

— Dans cet état végétatif ? L’acharnement est inutile, madame…

La vieille Sara prend le médecin par le bras et l’entraîne vers les parents de Gao Cheng. L’homme se laisse faire, mal à l’aise.

— Docteur, le petit Gao Cheng était le meilleur ami de Jim. Je veux que vous le gardiez dans le coma jusqu’à ce que Gao Cheng se réveille. Pour que leurs esprits communiquent, qu’ils passent du temps ensemble avant que Jim ne s’en aille pour de bon.

Le docteur Huc cherche l’inspecteur du regard pour qu’il l’aide à le sortir de cette situation. Raphaël prend sa voix la plus douce.

— Nous allons avoir besoin du corps de Jim, Madame. Pour pratiquer une autopsie et découvrir qui lui a fait du mal.

— Vous ne pouvez pas attendre un peu ?

Raphaël hésite. Le docteur Huc marmonne un son qui semble signifier qu’il ne voit pas d’inconvénient à garder l’enfant un ou deux jours de plus. Finalement, le jeune inspecteur déclare, dans un soupir :

— Je vais demander à mes supérieurs. On devrait pouvoir négocier vingt-quatre heures. Le temps que la Scientifique examine l’arme et l’armure.

La vieille Sara approuve. Elle prend les mains de la mère de Gao Cheng dans les siennes.

— Jim avait promis à votre fils de lui parler du trésor. Je suis sûr qu’il est en train de le faire en ce moment.

Les parents du jeune Chinois interrogent du regard les deux médecins, l’infirmière et l’inspecteur. On hausse les épaules, on retrousse les lèvres dans des moues d’ignorance… Il y a des phrases, en apparence limpides, qui n’ont aucun sens.

— Je ne comprends pas. C’est quoi cette histoire de « trimoin » ?

Lulu la stagiaire me fait un clin d’œil avant d’expliquer fièrement sa découverte au commissaire Grosset.

— Le trimoin, c’est Antoine Dupuis. Je lui ai donné ce surnom parce qu’il a été trois fois témoin dans des affaires d’homicides qui n’ont rien d’autre en commun que lui-même. Un homme qui a battu sa femme à mort, un braquage qui a mal tourné et un chômeur qui a assassiné son ex-employeur. Le tout étalé sur dix ans. Quand l’inspecteur Boloren aura résolu ce mystère, j’espère faire entrer le terme de « trimoin » dans le dictionnaire.

Grosset me regarde pour vérifier. Mon visage incapable de mentir confirme que je n’en sais pas plus que lui sur cette affaire. Il parvient tout de même à percevoir que je n’ai rien contre y mettre mon nez. Je suis un livre ouvert et Grosset un lecteur habitué.

— Hugo part demain à Lille, il ne va rien résoudre du tout. D’autant qu’il est inutile de chercher une solution quand il n’y a pas de problème. Les trois affaires sont classées. Antoine Dupuis est statistiquement malchanceux, maintenant je voudrais que chacun revienne à la raison.

Le commissaire sort du bureau en me laissant avec Lulu la stagiaire qui me fusille du regard.

— Vous ne m’avez pas du tout soutenue, inspecteur. J’étais pourtant certaine que mon trimoin vous plairait.

— J’aurai beaucoup à faire à Lille. C’est vous qui allez enquêter sur Antoine Dupuis.

— Moi ? Je sais pas comment…

— Cherchez qui il est, où il habite, ce qu’il faisait sur les lieux du crime à l’époque… Vous découvrirez sans doute une explication aussi logique que décevante. Parce que c’est souvent le cas.

Des cris retentissent dans le couloir. La finale de Toque toc vient de se terminer. Le camp des déçus affronte celui des ravis dans un pugilat arbitré par Grosset. Un brouhaha qui se conclut par une proposition de réconciliation autour d’une bière en terrasse. Chloé Vidal déboule dans le bureau, un large sourire aux lèvres. La représentante du camp des vainqueurs nous invite à nous joindre à eux pour une pression dans le bar en face du commissariat. Lulu la stagiaire se lève et ramasse ses affaires tandis que Chloé repart en sifflotant.

— Vous ne venez pas, inspecteur.

Ce n’est pas une question, plutôt un constat.

— Je dois boucler ma valise et celle de ma mère. On ne peut pas remettre un train à plus tard.

Lulu s’attarde dans l’embrasure de la porte, elle remue sur elle-même comme quand on s’apprête à une confidence gênante, son téléphone portable à la main.

— Pourquoi vous me demandez jamais des nouvelles de Mathilde ?

Elle a réussi à me faire sursauter sans élever la voix. Mes lèvres s’ouvrent, elles cherchent des mots dans le vide, à tâtons. Je bafouille une justification absurde comme un suspect sans alibi. Puis je capitule.

— Comment va Mathilde ?

— C’est pas une façon de s’y prendre. Je vous dirai quand j’aurai l’impression que ça vous intéresse vraiment.

Mathilde m’a quitté pour Shanghai, c’est douloureux d’être remplacé par une ville. J’essaie d’oublier, c’est un domaine dans lequel j’excelle. J’avais par exemple totalement rayé de ma mémoire que Lulu et Mathilde étaient ensemble à l’université, et que c’est la raison pour laquelle elle avait postulé dans ce commissariat. On a le cerveau pas fiable dans la famille.

Les voix s’éloignent dans le couloir, attirées par la perspective des pintes du bar d’en face. Les lieux retrouvent le silence relatif des commissariats parisiens. J’attrape une bière dans le tiroir à classeur et je la décapsule sur le coin du bureau en métal. Il y a une trace rouillée qui me sert de repère, résultat d’une accumulation de bouteilles ouvertes à cet endroit. Je ferme les yeux à la première lampée pour m’imprégner du bonheur de l’amertume dorée. Je n’en profite qu’à moitié, les images d’un gamin assommé viennent brouiller le plaisir. Jimcaale, un nom étrange… D’où vient-on avec un prénom pareil ?

— De Somalie.

Le visage de la vieille Sara se referme quand elle prononce le nom du pays. À l’aide de son stylet, Raphaël écrit consciencieusement dans le carnet de notes de son téléphone : Jimcaale, Somalie. Il préfère avoir une trace manuscrite, même digitale, de ses commentaires, le caractère d’imprimerie dissimule l’émotion du moment.

— Vous venez de là-bas aussi ?

Elle se lève d’un bond offensé, ralenti malgré tout par ses muscles septuagénaires. La petite dame aux traits tendres s’est raidie.

— Je suis Éthiopienne.

Le jeune inspecteur cherche dans ses souvenirs d’école. Pas d’illumination géopolitique qui pointe. Il n’est pas même certain de pouvoir situer ces deux pays sur une carte sans se tromper.

— Il va falloir m’aider, Madame.

Son corps s’affaisse. Sa verticalité outrée s’évapore. La vieille Sara essuie une larme qui jaillit sans prévenir, la première depuis longtemps. Elle a presque tout perdu au fil des ans et elle sent que ses réflexes patriotiques vont s’évaporer avec le reste. À quoi bon s’émouvoir pour des problèmes d’un passé si lointain ? Elle a fui la violence et la haine, qu’elles restent là-bas.

— Entre la Somalie et l’Éthiopie, il y a eu beaucoup de guerres.

— Vous n’êtes donc pas réellement la mère de Jimcaale.

— Vous l’avez cru ?

Raphaël pousse l’enregistreur vers la vieille dame fatiguée.

— Répondez à la question, s’il vous plaît.

La vieille Sara se lève et arpente la salle d’interrogatoire en regardant ses sandales. Il y a si longtemps qu’elle a enterré ce passé. Elle a besoin de marcher pour remettre ses idées en place. Qu’importe si l’inspecteur roule des yeux d’impatience. S’il veut entendre ce qu’elle a à dire, il faudra la laisser marcher. Elle ajuste le tissu qui entoure son visage puis commence à raconter.

— Jimcaale est arrivé dans le camp il y a huit ou dix ans, avec sa mère. Elle a été arrêtée et renvoyée dans son pays en cachant volontairement qu’elle avait un fils. Elle pensait qu’il aurait un meilleur avenir ici.

Elle s’arrête pour essuyer la deuxième larme de la journée. Et des dix dernières années.

— Alors je me suis occupée de lui.

— Vous n’avez pas alerté les services sociaux ?

— Je ne savais même pas que ça existait à l’époque.

— Vous avez caché un bébé abandonné ?

— J’ai pas eu l’impression que ça dérangeait beaucoup.

La naïveté de la réponse met Raphaël mal à l’aise. Cette enquête commence à peine et il déterre déjà des manquements administratifs et humains.

— Si j’ai bien compris, entre la Somalie et l’Éthiopie, c’est pas le grand amour… Ça ne vous ennuyait pas de vous occuper d’un enfant somalien ?

Bien sûr que ça l’a travaillée au début. Elle a honte en y repensant. Ce pauvre gosse reniflant dans le camp en cherchant sa maman tout juste embarquée. À trois ans ou dans ces eaux-là, on n’a pas de nationalité, on prend celle qu’on vous donne. Elle se souvient de ce que lui avait dit Mani. Elle le répète au policier.

— Jimcaale était comme ces lions qui naissent dans des zoos et qui y passent leur vie sans jamais voir la savane. Est-ce que ce sont encore des lions ? C’est ce que disait Mani en voyant Jim courir dans le camp.

Raphaël note la remarque sur l’écran de son téléphone, toujours armé de son stylet. Jim, lion, zoo. L’image résonne en lui.

— Qui est Mani ?

— La cheffe du camp.

— Ça veut dire quoi « cheffe du camp » ?

— Tout doit passer par elle.

L’inspecteur envoie un message à Côme Lasselin. Mani, cheffe du camp, à trouver pour interrogatoire.

— Madame, où étiez-vous entre treize heures et quatorze heures, quand Jim s’est fait agresser ?

— Et vous, inspecteur ?

Le reproche fuse, froid, sans colère. Raphaël fait semblant de noter quelque chose en remuant son stylet sur l’écran. Il n’a pas encore l’expérience de son chef. Le commissaire Lepoutre l’observe derrière la vitre sans tain. Raphaël ne veut pas qu’il regrette d’avoir confié l’affaire à son plus jeune inspecteur. Il se reprend, il ne laissera pas l’agression de Jim lui filer entre les doigts. Il poursuit, d’une voix aussi froide que celle de la vieille dame.

— Répondez à la question.

— J’étais assise sur mon tabouret devant ma tente.

— Quelqu’un peut le confirmer ?

— Je ne sais pas.

— Personne n’est passé devant votre tente ?

— Chaque jour ressemble au précédent, ils se répètent, identiques à l’infini. Alors si vous demandez à quelqu’un s’il m’a vue devant ma tente, il vous répondra oui. Mais est-ce que c’était aujourd’hui ou hier ou il y a un mois… Le temps passe sans laisser de repères.

— Vous n’avez rien remarqué d’étrange, de suspect ?

— Il y avait de l’agitation, on venait de découvrir la cabane du Secours populaire vandalisée. Je suis partie voir ce qui se tramait quand la police est arrivée, et c’est là que Gao Cheng a déboulé.

Le téléphone de Raphaël vibre sur la table. Le nom de sa femme apparaît sur l’écran, Loraine Desreumaux. Il le retourne pour ne pas se laisser distraire.

— Comment Jim et Gao Cheng se sont connus ?

— Ses parents tiennent un restaurant à quelques rues du camp. Il traînait souvent à la décharge, à la recherche d’objets, de jouets… Il est un peu simplet et n’a pas trop d’amis dans son école. Mon petit Jim avait bon cœur et l’a pris sous son aile.

— Vous avez une idée de qui a frappé Jim ?

Elle hésite une brève seconde et secoue finalement la tête. Raphaël a remarqué son regard hésitant. Il trouvera un moyen de la rendre plus bavarde en temps voulu. Il lui montre l’enregistreur pour lui rappeler que les gestes ne suffisent pas.

— Non, c’était un gentil garçon, il n’avait aucun ennemi.

— C’était pour quoi, cette armure bricolée qu’il portait ?

— Il en était très fier, c’était son déguisement de super-héros. Il passait son temps à parcourir la décharge avec son armure sur le dos. Je lui disais que c’était dangereux, qu’il y avait des objets pointus, des trous, des risques d’affaissement… Il n’avait pas peur. À cet âge-là, on n’a peur de rien.

Raphaël remercie la vieille Sara et la confie à un policier dans le couloir pour qu’il la ramène au camp. Le commissaire Lepoutre lui fait signe de le rejoindre dans son bureau.

— Désolé, commissaire. Elle a un truc déstabilisant, cette dame.

— On est mal barrés, Raphaël. Un meurtre d’enfant dans un camp de laissés-pour-compte, c’est pas terrible. On va nous accuser d’avoir été légers. Et on aura raison. Comment on a pu renvoyer une femme en Somalie sans son fils de trois ans ? Entre les ordres directs, les indirects, les pressions de toute part, on ne sait jamais ce qu’on doit faire avec ces bidonvilles. Fermer les yeux est parfois ce qui fait le moins de dégâts. Que cette dame ait pu s’occuper d’un gamin de trois ans sans que ça n’intéresse personne, sans jamais l’envoyer à l’école, j’en ai des frissons. Imaginez ce qui aurait pu lui arriver s’il avait été entre de mauvaises mains…

— Vous voulez dire… pire que d’être assassiné ?

— Vous voyez très bien ce que je veux dire, Raphaël, faites pas le spirituel. Vous m’avez parlé d’une histoire de trésor, tout à l’heure…

— Oui, la vieille Sara l’a évoqué à l’hôpital. J’ai voulu creuser, elle ne sait pas de quoi il s’agit. Jimcaale ne lui a rien dévoilé. Il disait qu’il avait trouvé un trésor dans la décharge et qu’il allait sauver le monde. C’était probablement un jeu.

— De toute façon, je refuse d’envoyer des hommes s’aventurer dans cet endroit à la recherche d’un hypothétique trésor. Les monticules instables peuvent s’effondrer à tout moment, surtout avec cette chaleur. C’est un coup à s’empaler sur un vieux séchoir. Dire qu’on a laissé Jimcaale jouer là-dedans toutes ces années…

— Ça me fait penser, la vieille Sara voudrait qu’on attende vingt-quatre heures avant de débrancher le gamin, pour qu’il puisse papoter avec Gao Cheng pendant leur coma commun.

L’inspecteur Desreumaux s’est donné du mal pour garder un ton neutre. Il attend, curieux, la réaction de son commissaire. Ce dernier acquiesce, sans montrer de signe de surprise, tout en réfléchissant aux implications de cette requête. Qu’elle louvoie aux frontières du réel ne semble pas particulièrement le décontenancer.

— C’est parfait, je lui en donne même quarante-huit si les médecins sont d’accord. Tant qu’il n’est pas officiellement mort, on nous foutra la paix. Et envoie quand même le légiste, il y a trop de flou. Faut qu’on débrume.

Raphaël pianote sur son téléphone un message à destination du médecin tout en se demandant si le verbe « débrumer » existe vraiment. Il lève les yeux par intermittence vers son chef qui prend des décisions le nez en l’air et toujours très concentré. Le souverain pensif.

— Et puis, on ne sait jamais…

— On ne sait jamais quoi, commissaire ?

— Des fois que la vieille ait raison et que Jim révèle à Gao Cheng le nom de son agresseur…

Raphaël n’a pas le temps d’évaluer si son chef parle sérieusement. Le commissaire Lepoutre fouille dans sa poche et en sort son portable qui bourdonne. Il lève des sourcils étonnés en voyant le nom s’afficher. Il décroche avec un sourire franc.

— Comment va Paris, commissaire Grosset ?

Raphaël en profite pour s’éclipser. Il salue son chef d’un geste de la main et rejoint le couloir où il croise l’inspecteur Côme Lasselin.

— Je te cherchais, Raphaël. Mani, la cheffe du camp, nous attend à la Terra nullius. Les collègues nous la gardent au chaud.

Tant pis, il rappellera sa femme plus tard.

Ma mère s’est endormie sur son fauteuil, un livre à la main. Un roman policier à la mode. Elle n’en lisait jamais avant. Elle dit qu’elle a besoin d’action et de frissons pour se remettre les idées en place. Comme si l’adrénaline allait lui ramener ses souvenirs. Visiblement, même les histoires de meurtres la bercent. Son passé d’aventurière ne peut pas se contenter d’un si maigre substitut. Je rejoins mon ancienne chambre et je m’allonge sur mon lit d’enfant. Je vide mes deux poches latérales pour être plus à l’aise. L’étui à chocolat d’un côté, le petit carnet de l’autre. Les piliers bancals de mon bien-être approximatif.

Ma mère m’a regardé boucler sa valise sans oser me demander où on allait. Elle ne veut pas me montrer que son cerveau flanche, qu’elle oublie tout ce que je lui raconte. La vérité, c’est que je ne lui ai jamais dit que je l’emmenais à Lille. La lâcheté d’un fils se marie bien avec l’Alzheimer d’une mère. Je lui expliquerai dans le train demain. C’est l’avantage quand on ne retient pas : il n’y a pas d’urgence à raconter.

J’allume la petite radio sur ma table de nuit, cadeau de mon père à l’adolescence. Les transistors des années quatre-vingt-dix tiennent plus longtemps que les portables sortis il y a trois ans. J’ai le cerveau plein de réflexions de vieux depuis ma récente arrivée dans le club des quarantenaires. J’attrape un chocolat que je coince entre l’index et le majeur, parce que j’aimerais que ce soit une cigarette, et que je laisse fondre, parce que c’est du chocolat.

J’attends qu’un journaliste annonce un élément nouveau dans l’affaire du camp de laissés-pour-compte lillois. Les publicités pour des assurances automobiles et des banques en ligne se succèdent. Je me laisse bercer par les jingles et les voix exagérément enjouées à l’idée de souscrire. Dans un coin de ma tête, les noms de Jimcaale et Antoine Dupuis tournoient comme des satellites autour d’une grosse planète métallique qui ressemble furieusement à ma bille. Je les supplie à tour de rôle de me la ramener, j’ai besoin de son abstraction rafraîchissante pour empêcher mon cerveau de penser comme un vieillard.

La Terra nullius est vaguement évoquée dans un flash info évasif, la nouvelle est déjà presque froide, on est passé à autre chose. Je n’en saurai pas plus pour l’instant. Le commissaire a activé son réseau. La PJ de Lille m’attend. Ils ne sont pas contre un coup de main à ce qu’il paraît. Je vais faire du tourisme policier. En attendant, le mieux c’est que je m’assoupisse. Et on verra demain.

Mani attend les policiers dans un fauteuil usé qui a dû avoir un certain lustre il y a un certain temps. Assise confortablement devant sa tente, la tête posée sur ses deux mains jointes, un bras accoudé sur chaque cuisse, elle se tient prête. Malgré l’ombre de la tente qui empêche le soleil de l’atteindre, elle sue à grosses gouttes. À ses pieds, un petit chien blanc est allongé comme un sphinx, le corps parfaitement droit, paré lui aussi à en découdre. D’habitude, ces bouledogues français dégagent une aura sympathique, mais celui-là a le museau méchant. Une petite dent poussée de travers pointe à l’extérieur de ses babines et sa collerette vétérinaire trop grande lui donne de surcroît un air parfaitement stupide. L’illustration réussie de l’idée qu’on peut se faire de bête et méchant, pense Raphaël.

Un homme se tient debout sans rien dire, légèrement en retrait de Mani et du chien, les mains croisées, le dos courbé. Raphaël et Côme échangent un regard. Il ne manque plus qu’une couronne et un sceptre pour parfaire l’impression d’audience royale. À condition de faire abstraction des alentours.

Mani doit avoir une cinquantaine d’années, peut-être moins. Sa corpulence rend l’estimation difficile. Ses cheveux blonds, ses taches de rousseur et son gabarit hors norme contrastent avec le corps svelte et la peau foncée de son chambellan. Raphaël lève la tête vers le soleil qui darde ses rayons sans retenue sur Lille, Côme et lui. Même si Mani a des auréoles sous les bras de la taille d’un trente-trois tours, il envie le bout d’ombre qu’elle partage avec son sbire et son chien. Elle n’a certainement pas l’intention d’inviter deux flics à partager l’abri. Il s’interroge sur les origines géographiques de la cheffe du camp.

— Mani ?

— C’est moi.

— C’est votre vrai nom ?

— Narong vous donnera la copie de mes papiers d’identité après notre entretien.

Et le sieur à ses côtés s’incline doucement. Sans l’infanticide qui les a menés ici, il y aurait de quoi rire.

— En quoi puis-je vous être utile, messieurs ?

— Vous n’êtes pas sans savoir qu’un crime ignoble a eu lieu dans la décharge qui jouxte le camp.

Raphaël regarde son collègue qu’il n’a jamais entendu parler avec cette déférence. Côme est un interrogateur hors pair, il sait s’insinuer dans les méandres adverses. Le commissaire Lepoutre l’appelle « le Messie » parce qu’il prétend qu’avec lui, les muets se mettent à parler et les aveugles racontent ce qu’ils ont vu. Raphaël laisse le Messie mener l’interrogatoire. Lui-même n’a que deux questions à poser. Il attend le bon moment. Il espère qu’il viendra vite, la sueur perle déjà abondamment sur son front.

— On dit que nulle chose ne se passe dans le camp sans votre approbation.

— On dit n’importe quoi. Je veille au bon déroulement. Un peu d’ordre est nécessaire pour que le camp ne bascule pas dans l’anarchie. Mon rôle est purement organisationnel.

— Vous avez une idée de qui a pu s’en prendre à Jimcaale ?

— C’est un bon garçon. Un peu turbulent malgré tout.

— C’est-à-dire ?

— Il mettait parfois des idées dans la tête des gens. Comment vous dire… Il leur montrait de l’espoir là où n’importe qui aurait bien vu que c’était foutu.

— En somme, il mettait le bazar dans votre camp.

— En somme.

Raphaël se décale légèrement, comme si sa jambe gauche avait besoin de se désengourdir. Il lorgne sur l’intérieur de la tente de la cheffe par l’entrebâillement des toiles. C’est plutôt une yourte. On peut largement tenir debout, contrairement à la plupart des abris alentour. Il devine un lit, un tapis, un buffet avec des bibelots et même un petit ventilateur qui lui fait envie. Du campement haut de gamme. Au milieu de cette étendue miséreuse, ce simili d’apparat fait d’elle une nantie. Mani la nantie. On n’est pas censé prospérer dans un bidonville.

Le chien regarde Raphaël droit dans les yeux. L’animal s’est redressé et l’inspecteur remarque qu’il a les pattes avant plus courtes. Avec sa collerette et ses fesses en l’air, il ressemble étrangement à un mégaphone.

— J’ai été accaparée toute la matinée par le pillage de la réserve de nourriture. Je voulais calmer la colère de mes camarades et trouver les responsables.

— Vous n’avez quitté le camp à aucun moment ?

— Je n’ai pas quitté ce fauteuil.

Elle a lancé sa réponse à Côme avec un air gêné. Elle jette un œil à son chambellan qui reste impassible. Elle n’a pas envie de formuler à voix haute son alibi imparable : la plus longue distance parcourue chaque jour est la poignée de mètres entre sa tente confortable et son fauteuil molletonné. Mani n’aime pas ce silence qui la juge, c’est le moment de sortir son joker.

— Il y a une rumeur qui pourrait vous intéresser.

Raphaël s’impatiente et prend le relais du Messie.

— On préfère les faits.

— Parfois ça se rejoint. Depuis quelques jours, des gens dans le camp disent voir errer une ombre étrange dans la décharge.

— Une ombre ? Quel genre d’ombre ?

— Ils lui ont donné un nom : « Black Ghost », le fantôme noir. Une créature de forme humaine, sans visage, entièrement noire de la tête aux pieds.

— Et il fait quoi dans la décharge, votre fantôme ?

— Il flotte.

Côme a un peu envie de rire et un peu envie de faire chuter Mani de son fauteuil. Mégaphone observe toujours Raphaël, une intensité molle dans ses yeux vitreux.

— Et vous pensez que le fantôme noir a tué Jimcaale ?

— J’en sais rien. Je dis juste qu’avant il était pas là, et que maintenant qu’il est là, y a un mort.

Côme fait un signe discret à Raphaël. De l’autre côté de la tente, à une dizaine de mètres, deux femmes font mine de regarder leur téléphone. Elles font assez mal semblant, d’autant qu’elles sont obligées de tendre l’oreille pour écouter la conversation. Côme leur trouve un air de famille. À moins que ce ne soit leurs origines communes. Pakistanaises, Indiennes, Bengalaise, Indonésiennes… Côme est incapable de définir précisément d’où elles viennent. Raphaël poursuit.

— Comment gagnez-vous votre vie, Mani ?

— Je ne suis que l’humble tributaire d’une pension d’invalidité. J’ai de l’hypertension et du diabète.

— Donc si on interroge tout le monde dans le camp, on ne va pas découvrir l’existence d’une dîme ou d’une gabelle ?

Raphaël s’étonne lui-même de ses souvenirs d’impôts moyenâgeux alors que la Somalie et l’Éthiopie lui ont échappé. Mani s’attendait à la question, elle fait un geste de la main en direction de son grand sbire filiforme. Il se faufile dans la tente à travers l’embrasure minuscule en faisant à peine vibrer la toile et en ressort presque aussitôt, un grand classeur à la main. Raphaël remarque alors que le chambellan a un tatouage sur les deux poignets, un mot par avant-bras, avec des petits points et traits au-dessus de chacun.

— J’effectue quelques tâches pour eux. Je rédige leurs demandes de papiers, je fais de l’administratif… contre rétribution. Rien de malhonnête.

— Rien de déclaré.

— Me faites pas rigoler, inspecteur. Cet endroit n’existe même pas officiellement. Vous fermez les yeux quand ça vous arrange et tout d’un coup, on arrive à se faire trois sous et voilà que l’URSSAF s’offusque.

— J’ai une dernière question. Avez-vous entendu parler du trésor de Jimcaale ?

Elle secoue la tête un peu trop tard. Son œil droit cille et elle secoue le col de son tee-shirt pour se donner une contenance et faire entrer un peu d’air. Ils en ont entendu parler. Raphaël déploie son sourire le plus mauvais, un rictus qui ne cache pas ce qu’il pense de la dame profiteuse, de son grand échalas aux poignets tatoués et du chien à la dent qui prend l’air.

— Il s’appelle comment, votre chien ?

— J’en sais rien, il est pas vraiment à moi. Il traîne là, c’est tout. Il fait partie de ces choses que les gens viennent abandonner dans la décharge.

— Et la collerette ?

— Il l’a toujours eue. Si vous essayez de lui enlever, il vous bouffera un doigt.

— On vous emprunte votre adjoint. On voudrait visiter le camp.

Le bonhomme acquiesce, ils s’attendaient également à cette requête. Ils sont décidément prévoyants. L’inspecteur Desreumaux a appris à se méfier de l’excès d’anticipation.

Il s’éloigne sur un chemin boueux dans les pas du chambellan en s’épongeant le front tandis que l’inspecteur Lasselin salue aimablement l’obèse sur son trône. Dès qu’il a rejoint son collègue, Raphaël lui chuchote à l’oreille.

— Je ne la sens pas, elle règne sur le camp comme une marraine de mafia.

— Ça se dit, « marraine de mafia » ? Ça sonne bizarre… On dit pas « parraine » ou « femme parrain » ? Elles sont trop rares pour avoir leur propre règle de grammaire.

— Ou plus discrètes. Cette femme, c’est un parasite accroché à la misère.

— Je l’imagine mal en train de fracasser le crâne d’un gamin de douze ans. Elle s’essouffle rien qu’en remuant les fesses sur son fauteuil.

Le chambellan entraîne les deux inspecteurs dans les méandres du camp. Derrière eux, Mégaphone traîne son corps penché en se dandinant de gauche à droite.

De petits chemins de terre se sont formés entre les tentes, les séchoirs à linge mal plantés, les tonneaux métalliques qui servent de réchaud… Le moteur d’un générateur à essence couvre presque les voix du poste de télévision qu’il alimente. Une petite foule assise observe l’écran sans émotion en agitant des éventails de fortune pour se donner des impressions de fraîcheur. À l’écran, des cuisiniers s’affrontent dans un décor coloré qui apparaît particulièrement outrancier au milieu de ce bidonville noirâtre. L’un des cuistots est apparemment en train de se faire sermonner parce qu’il a voulu utiliser un batteur à piles.

Les deux inspecteurs s’appliquent à sourire poliment à tous les visages qu’ils croisent, sans exagération, pour ne pas faire comme si tout cela était normal. Le plus difficile à nier, c’est l’odeur insupportable. La décharge d’un côté, les habitations insalubres de l’autre, et le soleil qui tape fort au-dessus en prenant soin de développer les arômes. Les deux policiers s’efforcent de ne pas couvrir leur nez. Ils préfèrent respirer les effluves pestilentiels que de risquer de blesser les habitants. Des regards hagards, des mines sombres, des corps recroquevillés, des enfants aux visages crottés, des mères épuisées, des hommes à moitié endormis.

Rien ne laisse deviner toute cette détresse depuis l’extérieur de ce camp qui longe une route rarement empruntée. Une départementale qu’on évite à moins que le GPS nous y oblige et un décor qu’on prend soin de ne pas voir quand on le croise parce que c’est désagréable de se figurer ce qu’il y a derrière. De toute façon, ça dépasse l’imagination.

Les inspecteurs Lasselin et Desreumaux suivent leur guide en silence dans ce dédale misérable balayé par l’air chaud nauséabond. Raphaël murmure parfois des exclamations sous forme d’injures, pour évacuer le choc. Il a vu des taudis similaires au cours d’un voyage en Afrique. Il n’aurait jamais imaginé qu’il puisse en exister d’aussi grands à quelques kilomètres de chez lui. Les rares fois où il a eu à faire à ce camp, il est resté aux abords sans y entrer.

Côme ne parvient pas à détacher ses yeux de la longue tige ondulante qui les balade dans ce bidonville franco-belge. Il a remarqué, lui aussi, les tatouages sur les poignets. Il a déchiffré quelques lettres sans parvenir à identifier les mots.

— Comment vous vous appelez ?

— Narong Vacarme. C’est cambodgien. À la fin de notre visite, je vous remettrai le dossier contenant les documents relatifs à mon identité ainsi qu’à celle de Mani.

L’homme parle bien, d’une voix fluette et sans accent. Pendant que Côme note mentalement la taille et l’organisation du camp, Raphaël ne quitte pas Narong des yeux. Sauf parfois pour jurer contre Mégaphone qui lui flanque des coups de collerette dans les chevilles.

— Que faisiez-vous ce matin quand le gamin a été agressé ?

— Je gérais la situation délicate liée au vandalisme de la réserve de nourriture. Je n’ai pas quitté le camp.

Les trois hommes et le chien atteignent la bordure du bidonville qui jouxte l’immense décharge. D’impressionnantes collines de détritus s’étendent sur des centaines de mètres jusqu’à la frontière et sans doute au-delà. Un abandon total, un déni partagé par tous les politiques qui se sont succédé ces dernières années dans les deux pays, quel que soit le penchant politique du responsable en place. C’est facile de mettre tout le monde d’accord quand il s’agit de ne rien faire.

Raphaël fronce les sourcils et pose une main sur l’épaule de Côme.

— Tu n’entends pas un gémissement ?

Mégaphone grogne, un jappement informe, comme l’onomatopée maladroite d’un enfant imitant un aboiement. Narong Vacarme prend l’animal dans ses bras et s’approche des deux inspecteurs qui tendent l’oreille vers les montagnes de déchets.

— C’est la chaleur qui fait grincer la décharge. Les amas d’objets se rétractent sous l’effet du soleil, parfois des empilements fragiles s’effondrent. En hiver, le gel produit des claquements, en été la canicule fait grincer.

Raphaël frissonne. La lamentation de la décharge donne une impression singulière de champ de bataille infernal. Il imagine aisément qu’on puisse croire qu’une âme torturée erre parmi les monts de ferrailles d’où émane cette mélopée sans parole et pourtant parfaitement sinistre. L’inspecteur s’adresse au chambellan sans quitter des yeux les monticules étincelants et geignards.

— Vous l’avez déjà vu, ce fantôme noir ?

— Non. Au début je n’y croyais pas, les gens d’ici souffrent de malnutrition, de dépression, de fatigue physique et nerveuse… et même d’insolation depuis quelques jours. Alors les hallucinations sont compréhensibles. Mais Jimcaale n’est pas le seul à explorer la décharge, d’autres s’y aventurent à la recherche d’objets à revendre. Même s’ils vont moins loin. Plusieurs ont déclaré avoir croisé ce fantôme noir. L’un d’entre eux l’a même pris en photo.

Narong sort un téléphone de sa poche et montre la photo en question aux deux policiers. On y devine une silhouette floue en train de disparaître derrière une montagne de détritus. Raphaël se souvient de ces portraits de yétis des années 1990. Il revoit ses camarades s’extasiant devant ces images en noir et blanc, preuves indiscutables qu’un abominable homme des neiges arpentait les montagnes de l’Himalaya. Les photos étaient tellement mauvaises qu’elles représentaient surtout ce qu’on voulait y voir.

— Et Jimcaale l’a vu aussi ?

— Bien sûr, il est même le premier à l’avoir vu. Il disait que le fantôme noir habitait la décharge et qu’il était inoffensif. Dans le camp, son évocation avait tendance à effrayer les enfants, mais Jimcaale leur répétait que les fantômes gentils existaient, que Maman Jeanne lui lisait des histoires avec des fantômes gentils.

— Maman Jeanne ?

— Vous devriez lui parler. Elle travaille pour le Secours populaire. Elle était très proche de Jimcaale. C’est lui qui a trouvé ce surnom.

L’inspecteur Lasselin récupère le dossier que lui tend Narong. Il sort un stylo de sa poche et griffonne Maman Jeanne, Secours Pop sur la couverture cartonnée. L’encre bave sur le papier ramolli. La vieille Sara les a aiguillés vers Mani qui les envoie à son tour vers Maman Jeanne… Ils se refilent la patate chaude, songe Côme.

— Une dernière chose : c’est quoi, votre tatouage ?

Narong tend les bras en collant ses deux poignets comme s’ils allaient le menotter. Les deux mots collés n’évoquent pas grand-chose pour les inspecteurs.

— « Quiet Thane », cela veut dire « le baron silencieux » en vieil anglais. C’est une sorte d’antinomie de mon nom : Narong Vacarme.

Les deux mots ont été maladroitement écrits, probablement par un tatoueur amateur ou très mal équipé. Son devoir accompli, Narong repart à travers le camp vers son poste de Premier ministre, suivi par le chien qui roule des fesses.

— Raph, tu trouves pas qu’il a un truc bizarre, ce clébard ?

— Il ressemble à un mégaphone.

— Voilà.

Les policiers restent un moment à contempler la frontière entre les deux territoires, la misère humaine horizontale d’un côté et l’excès matériel vallonné et grinçant de l’autre.

Côme prend soin de pointer le doigt dans la direction opposée avant de murmurer à Raphaël que le couple d’Indiennes s’est caché derrière des cabanes un peu plus loin.

— Je me demande qui sont ces deux-là…

— Peut-être juste des curieuses qui s’ennuient.

Tandis que Côme cherche la copie de la pièce d’identité de Mani dans le dossier, Raphaël reçoit un message du commissaire Lepoutre. Il le charge d’aller accueillir un flic à la gare de Lille-Flandres le lendemain matin : l’inspecteur Hugo Boloren. Il montre le message à son collègue qui fronce les sourcils.

— Pourquoi on nous envoie un inspecteur de Paris ?

La réponse suit dans un nouveau message de leur chef. « Fais-lui bon accueil, il vient avec sa mère malade pour consulter un spécialiste. Il aura du temps libre et il est intrigué par Jimcaale. De l’aide gratuite et sans contrepartie. » Le texto se termine comme souvent par une tête jaune avec un monocle. Le commissaire est persuadé que c’est Sherlock Holmes.

Côme exhibe le document qui dévoile la véritable identité de la cheffe du camp.

— Mani s’appelle en réalité Jacqueline Broucke. Avec un nom pareil, elle vient pas de plus loin qu’Arras. Tu parles d’un bout du monde… Elle s’est trouvé une place confortable dans le camp.

Le téléphone de Raphaël vibre à nouveau entre ses doigts. C’est Loraine, sa femme, qui lui demande s’il rentre bientôt.

L’inspecteur Lasselin pose une main sur l’épaule de son collègue.

— La nuit va tomber, on ne va plus rien voir ici. Allons boire une bière. Après cette visite façon train fantôme dans un four avec Narong Vacarme le baron silencieux et Mégaphone le boiteux, on en a besoin. Et on fera le point sur ce qu’on a.

Raphaël approuve. Il envoie à sa femme « J’ai encore du travail avec Côme ». Il ajoute une image de chopes de bière qui s’entrechoquent et un visage jaune qui fait un clin d’œil. Elle lui répond aussitôt par une autre figure qui envoie un baiser.

— Tu as raison. On verra demain.

— On verra demain.

Commander Terra Nullius